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« Diane Arbus. Photographier les invisibles » – Tout bleu, tout flamme

© Aurélie Wilmet - Castermann

Pour son troisième roman graphique, Aurélie Wilmet explore la vie et le travail de Diane Arbus (1923-1971), photographe emblématique du siècle dernier. Paru chez Casterman, Diane Arbus. Photographier les invisibles offre une approche sensorielle d’une artiste en quête des marges. 

Après Rorbuer (2020) et Épinette noire (2024), en passant par Chienne de guerre, Aurélie Wilmet propose, avec ce Diane Arbus. Photographier les invisibles, une nouvelle immersion dans son univers subtil, nuancé, et truffé de symboles. À travers le personnage de Diane Arbus, la bédéaste belge s’attelle de nouveau à la représentation du conscient et de l’inconscient, du réel et du rêve. Ces éléments, qui tiennent une place de choix dans ses œuvres, trouvent ici un nouvel écho dans un récit davantage verbal, ainsi qu’à travers la perception artistique de l’œil de la photographe. En questionnant la porosité entre la réalité et l’imaginaire, l’autrice parvient, une fois de plus, à figurer cet espace intime. 


© Aurélie Wilmet – Castermann 

Liberté, à tout prix

Pour raconter Diane Arbus, Aurélie Wilmet commence par esquiver habilement ce qui formerait une biographie assez didactique. Au fil des cases, l’autrice s’emploie plutôt à faire jouer le lien entre le medium de Diane, la photographie, et le sien, la bande dessinée. Ainsi, ses aplats de couleur transposent la réflexion de la photographe en expressions et en mouvements. Certaines dates et événements précis sont mentionnés et détaillés, amenant là une contextualisation par ailleurs fort utile. Cela dit, c’est bien le registre de l’émotion, de la sensation, qu’Aurélie Wilmet met en lumière. 

Le récit s’ouvre sur une réflexion de Diane sur la mort – celle des autres, et la sienne. Il se poursuit en 1938, dans le Massachusetts. Diane a quinze ans, s’appelle encore Nemerov, et est fiancée à Allan Arbus. Très attachée à ce dernier, elle développe également des sentiments pour Alex. Qu’à cela ne tienne. Diane et Allan se marient en 1941. Le couple a deux filles – Doon et Amy -, et ouvre un studio de photographie de mode. 

Si Diane se passionne pour cet art, la mode n’est pas un intérêt majeur. Peu à peu, elle s’engage sur le terrain de ce qui l’anime en vérité : les « invisibles ». Celles et ceux qui sont mis à l’écart de la société par la majorité. Le champ est large. Ce sont des personnes handicapées, travesties, ou encore de tailles « hors norme ». Elles sont tantôt isolées, tantôt moquées, ou regardées avec curiosité. Diane l’exprime ainsi : « Je veux montrer ce qui est trop effrayant ou choquant pour la plupart des gens. Cette réalité que la société a appris à cacher, à laquelle on tourne le dos. »

Cela s’accompagne d’un véritable désir de liberté, et d’une fuite d’étiquettes bien trop rapidement apposées. Que ce soit dans sa vie privée ou dans son travail, Diane Arbus revendique cette liberté toute sa vie durant. Ses relations, amicales comme amoureuses, répondaient à une attirance, avant tout, de la sensibilité de l’autre. Quant à ses sujets de prédilection, elle ne les choisit pas parce qu’ils plairont, ou susciteront l’admiration. Non, Diane suit la conviction qu’il faut les montrer. Sinon, ils resteront dans l’ombre. 

© Aurélie Wilmet – Castermann 

Panel sensoriel

Ce cheminement se dévoile par la voix de la photographe. Si Rorbuer était muet, et Épinette noire intégrait mots et dialogues, tout en conservant une part de perception extérieure, Aurélie Wilmet franchit ici l’étape supérieure. De fait, le roman graphique se lit à la première personne. Diane s’exprime par la pensée, les discussions avec autrui, les lettres qu’elle écrit. 

Visuellement, Aurélie Wilmet donne vie à ce langage en déclinant la palette des bleus, qu’elle agrémente ça et là de quelques touches de violet. Munie de ses crayons et de ses feutres fétiches – une patte reconnaissable, que l’on retrouve avec plaisir, la bédéaste déploie le panel sensoriel qui meut la photographe. 

De la joie des personnes isolées, rejetées, que Diane cherche à représenter, à la noirceur intérieure qui la bouleverse, Aurélie Wilmet dépeint émotions et ressentis avec une même acuité. Dans la lignée de ses précédents romans graphiques, l’autrice s’appuie sur la force des éléments naturels. Ici, les flammes occupent une place profondément symbolique. Perçues comme dangereuses dans les songes de Diane, elles caractérisent aussi la puissance de ses désirs. 

Malgré sa quête de joie, un certain succès (expositions, publications), des amours et de belles amitiés, Diane est rongée par une profonde détresse intérieure. Diagnostiquée d’une hépatite chronique, elle est également confrontée à la précarité matérielle. Sa solitude latente, et sa souffrance psychologique, sont autant d’éléments qu’Aurélie Wilmet parvient à représenter avec réalisme, mais en douceur. Là encore, les dimensions du rêve et de l’introspection chères à l’autrice prennent tout leur sens. Car, comme Violette, l’aviatrice d’Épinette noire, c’est dans le rêve que Diane Arbus trouve un apaisement, une suite, à sa détresse. 

Et Aurélie Wilmet de parvenir, de nouveau, à envoûter le·la lecteur·ice, tout en ancrant son récit dans un contexte politique et social réel, inégal, qui appelle à faire entendre sa voix, et celle des « invisibles ».

Diane Arbus. Photographier les invisibles d’Aurélie Wilmet, paru le 7 mai 2025 chez Castermann, 29,95€.

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