En dressant un tableau réaliste de certains enjeux géographiques et sociaux qui touchent la jeunesse gersoise, Sandrine Mercier et Juan Gordillo Hidalgo signent une nouvelle co-réalisation documentaire. Solaire, tendre, Se souvenir des tournesols met l’accent sur les clivages encore marqués entre « ville » et « campagne », tant factuellement qu’à travers des représentations biaisées.
Anaïs, 17 ans, passe son bac, et pense à son avenir. La jeune fille vit dans un village du Gers, où elle a grandi. Entre le lycée, ses ami·e·s, les répétitions de la banda à l’école de musique, ou encore les tournesols qu’elle peint, sa vie est bien remplie. À l’heure des choix concernant les études supérieures, elle et ses camarades font face à un enjeu que connaissent moins, voire pas, les lycéen·ne·s des métropoles : la contrainte géographique. À Nogaro, qui est la ville la plus proche de la ferme familiale, l’offre est très restreinte. Pour suivre la licence qui l’intéresse, Anaïs doit déménager. À la rentrée, elle a donc candidaté à l’université de Pau. En attendant, l’inconnu se mêle à l’excitation, et les « dernières fois » s’enchaînent.
Dernier été
Si elle renvoie à un terrain vague de possibilités et de doutes, la perspective de partir après le bac n’en est pas moins une règle générale pour de nombreux·ses élèves de ces territoires ruraux, comme ici à Nogaro. Le grand frère d’Anaïs est parti étudier à Toulouse, suivant la route de tant d’autres avant lui. Ce n’est pas un choix ; du moins, il n’est pas volontaire. Pour une majorité de lycéen·ne·s, ce changement est en ligne de mire depuis plusieurs années. D’autant qu’il est à anticiper, notamment pour les frais matériels qu’il implique inévitablement.
La question restant en suspens n’est donc pas tant de savoir si ces jeunes vont partir, mais plutôt : y aura-t-il un retour ? Au lycée, le sujet est évoqué sans langue de bois. L’on montre même à Anaïs et à ses camarades une carte de France où figure cette tristement fameuse « diagonale du vide ». Une ligne traversant le pays de la Meuse aux Landes, définie par les géographes et sociologues, pour désigner des territoires dont la densité de population diminue plus fortement que dans d’autres zones aux tendances plus urbaines et industrielles. Théoriquement, cette ligne imaginaire inclut le Gers entier. Assez ironique, lorsque l’on voit à l’écran le fourmillement local en matière d’attraction et de perspectives.
Et c’est là le propos des documentaristes. Se souvenir des tournesols se joue esthétiquement de ces concepts établis. Les routes et les lignes graphiques des champs, d’abord cadrés horizontalement, pivotent ensuite pour traverser le plan en diagonale. Idem pour ce qui est du vide. Des costumes des jeunes muscien·ne·s aux champs de tournesols, les tons sont chauds, et rien ne semble plus vivant que la banda accompagnant les événements du quotidien : fêtes, enterrements, ou encore le passage du peloton du Tour de France.

Terre d’avenir
Pour appuyer ces partis-pris visuels et sonores, le documentaire s’enrichit d’une trame narrative qui pose à plat les enjeux d’avenir, et s’efforce de contrecarrer certaines idées reçues. Cela prend forme de manière plus ou moins subtile. « Diagonale du vide, c’est péjoratif, n’est-ce pas ? », ou : « Vous êtes donc touchés par des injustices sociales », disent les adultes aux jeunes, lors d’un tour de table au lycée. Ces dernier·ère·s sont ainsi orienté·e·s vers une réalisation et une prise de recul certes nécessaires, mais dont le discours engendré perd quelque peu en naturel. Malgré tout, et le cointrepoint se trouve là, d’autres discours sont plus fins. Et de fait, Se souvenir des tournesols ne laisse aucun doute quant à la vacuité de certaines généralités cartographiées.
Car comment saisir la réalité d’un territoire, son cœur battant, à travers des formulations maladroites et des aplats de couleur ? Comment défaire ces territoires ruraux – voire hyper-ruraux, dans le cas du Gers – du regard urbain, parfois misérabiliste, ou pittoresque, posé sur eux ? Cette limite, que l’on retrouvait récemment dans Harvest, est aussi exemplifiée dans ce documentaire. Loin de la binarité souvent octroyée au tandem ville-campagne, il existe, à l’évidence, des liaisons plus profondes tissées au travers d’intérêts ou de sensibilités. Et si les différences d’accessibilité à certaines opportunités sont bel et bien réelles, nombre de choses sont naturellement loin d’être si binaires que la présence, ou l’absence, d’une université.

Créer des ponts
En ce sens, Thierry et Éric, les chefs des bandas, incarnent des figures importantes de ces zones de lien. Comme une majorité de jeunes, ils sont partis, ont étudié en métropole. Seulement, eux ont fini par revenir. Tous deux sont musiciens, et Éric est également viticulteur. Cette double activité, qui lui confère par ailleurs une forte charge de travail, et une certaine pression, semble néanmoins l’épanouir profondément. Quant à Thierry, il en est certain : c’est le fait de se sentir « engagé » qui lui est précieux à Nogaro, et lui manquerait dans une ville plus vaste et densément peuplée.
Sandrine Mercier, dont le parcours est similaire à celui d’Anaïs, se pose elle-même la question en voix off : « Faut-il forcément partir pour réussir ? » La documentariste reconnaît qu’en s’installant dans des métropoles, voire des capitales, l’on prend inévitablement du recul et de la hauteur sur les conditions et les enjeux de la vie rurale. D’autant que ce départ se croise avec l’entrée dans la vie adulte. Une période charnière s’il en est, et ce, quelque soit l’emplacement géographique.
En sortant du carcan des représentations, et en montrant des parcours individuels plutôt que des masses, Se souvenir des tournesols questionne l’injonction au départ et revalorise ses alternatives. Partir ne veut pas forcément dire ne jamais revenir, ou tirer un trait sur sa « vie d’avant ». Et si les cartes, les chiffres, et les concepts, peuvent parfois aseptiser la réalité des modes de vie et des états d’esprit, le parcours d’Anaïs, ainsi que le regard de Sandrine Mercier et de Juan Hidalgo, montrent l’un de ces pas de côté faits aux imaginaires.
Se souvenir des tournesols, un film de Sandrine Mercier et Juan Gordillo Hidalgo, en salles le mercredi 14 mai 2025.