Chaque mois, un·e rédacteur·ice vous propose de revenir sur un film qu’iel considère comme culte. Classique panthéonisé ou obscure pépite disparue des circuits traditionnels de diffusion, le film culte est avant tout un film charnière dans le parcours cinéphile de chacun·e. Ce mois-ci, retour sur Le Voyage de Chihiro d’Hayao Miyasaki.
Chihiro, petite fille âgée de dix ans, fait la tête dans la voiture de ses parents, tandis que la petite famille s’apprête à emménager dans une nouvelle ville. Triste de quitter son ancienne vie, elle ne masque pas son ressenti. Mais alors que le père de Chihiro essaie de trouver la bonne route pour les guider vers leur maison, ils tombent par hasard sur un ancien parc d’attractions laissé à l’abandon. C’est le début du Voyage de Chihiro.
Une aventure familiale pourrait alors commencer. Mais lorsque ses parents, gourmands et malpolis, se retrouvent transformés en cochons après avoir mangé de la nourriture qui ne leur appartenait pas, la petite Chihiro se retrouve livrée à elle-même. Suivant les codes du film d’aventure, Le Voyage de Chihiro propose une épopée exceptionnelle, durant laquelle la protagoniste ne cessera de grandir.
Culte pour petits et grands
En 2003, le film obtient l’Oscar du meilleur film d’animation. Ce succès critique a été complété par un succès commercial. Pendant dix-neuf ans, Le Voyage de Chihiro a été le film qui a généré le plus de recettes au Japon, devançant Titanic, Harry Potter à l’école des sorciers et son prédécesseur, Princesse Mononoké.
La popularité du Voyage de Chihiro tient en grande partie à sa double lecture. Conte pour petits et grands, interprétation revisitée des Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, ce film est teinté d’une grande magie et d’un onirisme bien propre au Studio Ghibli.
Dragons, grenouilles qui parlent, et autres créatures volantes croisent le chemin de Chihiro. Cette dernière, au début, souhaite à tout prix se réveiller, persuadée que tout cela n’est qu’un rêve. Car comment cela pourrait-il être réel ? Elle qui a grandi dans un monde cartésien et pragmatique, éloigné du royaume des esprits, perd complètement ses repères.
Ce voyage, dans un univers où les esprits et les dieux règnent, semble alors être une reconnexion imposée avec la spiritualité pour la famille de Chihiro. De manière violente pour les parents, qui sont immédiatement punis pour avoir sombré dans la surconsommation. Et de manière un peu plus subtile pour Chihiro, qui doit alors tout faire pour sauver ces derniers.

Le personnage de Chihiro est un modèle pour les petites filles. Au départ timorée et extrêmement craintive, elle s’en sort avec brio et affronte les épreuves les unes après les autres, tout en gardant sa part d’enfant. Aidée par Haku, garçon sous l’emprise de la sorcière Yubaba, elle parvient à naviguer dans ce monde malgré un intense dépaysement.
Symbole d’assurance, de persévérance, et d’intelligence, Chihiro apporte autant aux adultes qu’aux enfants. Mais ce n’est pas le film le plus enfantin de Miyazaki, comme en atteste la transformation effrayante des parents en porcs. Ce voyage, géographique mais aussi personnel, est un défi de taille pour Chihiro.
Double voyage
« Bonne chance Chihiro, au revoir » : les mots inscrits sur la carte d’adieu des camarades de Chihiro, apparaissant dès le début du film, annoncent la couleur. Ce nouveau départ, marqué par un déménagement, est un bouleversement pour Chihiro. Nouveaux amis, nouvelle école, nouvelle maison… toute sa vie change.
La perte de ses repères lui procure un sentiment immense de regret, symbolisé également par les fleurs fanées qu’elle tient dans ses bras. A seulement dix ans, un tel changement est pour elle synonyme de tristesse. Mais ce tourbillon d’émotions est loin de ce qu’elle s’apprête à ressentir dans ce nouveau monde où elle va devoir se débrouiller seule.

Seule, mais toujours épaulée par Haku, « âme damnée de Yubaba », coincé dans le palais des bains à cause d’un sortilège maléfique. Ce voyage est pour Chihiro l’occasion de se confronter à de vieux souvenirs, présents mais presque effacés. La sensation de déjà-vu lorsqu’elle rencontre Haku ne la quittera pas, jusqu’à ce qu’elle réalise qu’iels s’étaient déjà rencontré·e·s auparavant.
Chihiro libère Haku en le délivrant du sortilège, qu’elle écrase d’un simple coup de talon. Mais elle lui rappelle aussi son véritable nom, imposé des mois auparavant par Yubaba. Haku s’appelle Nigihayami Kohaku Nushi. Cette libération, symbolique et physique, constitue une étape finale nécessaire dans le voyage de Chihiro. Elle retrouve ses souvenirs, se raccroche à un élément de son passé qu’elle pensait à tout jamais perdu, et repart donc sereinement de ce monde qui n’est pas le sien.
Récit initiatique
C’est justement sa capacité à se souvenir qui permet à Chihiro de s’en sortir. Dès le début, et au moment de sa rencontre avec Haku, elle a l’impression d’avoir déjà vu ce dernier. Petite fille peureuse et terrifiée par la nouveauté, elle ressortira transformée par ces quelques jours passés au royaume des esprits.
Souvent portés par de jeunes héros, les films de Miyazaki s’inscrivent presque tous dans le genre du coming of age. Les enfants sont confronté·e·s très – trop – rapidement à un monde d’adultes sans pitié, à l’instar de la petite Kiki dans Kiki la petite sorcière (1989). Mais Le Voyage de Chihiro garde tout de même une dimension magique, avec un accent mis sur la spiritualité.

Chihiro découvre un monde où l’être humain n’est pas la normalité, mais plutôt la monstruosité. Forcée à s’occuper des clients les plus repoussants, elle fait preuve d’un sang froid hors norme face aux tâches les plus ingrates. Elle se retrousse les manches et traite l’esprit le plus répugnant avec attention. Elle s’en voit récompensée lorsque les travailleurs réalisent que cet être putride est en réalité un dieu respecté de tous·tes. Cette scène illustre subtilement la richesse de lecture du film.
Et c’est peut-être là que réside la véritable force du Voyage de Chihiro : dans cette capacité à concilier une lecture accessible pour les plus jeunes – un conte initiatique fait de monstres, de transformations et de sauvetages – avec une interprétation bien plus mélancolique pour les adultes, notamment autour de la disparition de l’enfance et de la résistance à l’oubli. Cette double lecture révèle particulièrement dans la manière dont Miyazaki dépeint les conditions de vie dans la société contemporaine.
Les temps modernes
Chihiro est avant tout une enfant. Enfant confrontée à un monde d’adultes, cru et extrêmement dur. On le lui dit dès le début : pour survivre, elle devra trouver un travail. Miyazaki, par ses films, apporte toujours un point de vue engagé sur la société dans laquelle il évolue. Sorti en 2001, Le Voyage de Chihiro offre une critique nuancée du Japon moderne. Avec ce film, Miyazaki met subtilement en exergue les travers du capitalisme.
Malgré les effets dévastateurs de la décennie perdue sur l’économie du Japon, la famille de Chihiro profite de cette modernité. Au début du film, le père conduit une Audi A4 tandis que la protagoniste porte des baskets Adidas à ses pieds. Sur leur chemin, ils croisent des sanctuaires shinto, que les parents de Chihiro décrivent comme des « maisons pour les esprits protecteurs », sur un ton qui sous-entend qu’ils n’y croient pas… ou plus vraiment. C’est la maison moderne, et tout le confort qui va avec, qui les attend. La spiritualité peine à y trouver une place.
Au début de sa quête vers la libération, elle fait la rencontre de Kamaji, esclave de Yubaba. Ressemblant à un vieillard chauve et bossu, figure paternelle et emplie de mystère, il fait partie du monde des esprits. Ses multiples bras s’adonnent chacun à des tâches répétitives : plus les bras sont nombreux, plus la productivité sera maximisée. Symbole de la surcharge de travail, Kamaji ne semble jamais tranquille, même la nuit.

Dans ce monde, même les boules de sui, les Susuwatari, travaillent. Aux côtés de Kamaji, ces petites créatures dévouées portent constamment des morceaux de charbon pour chauffer l’eau des bains, destinée à de prestigieux clients.
Rapidement confrontée à la difficulté du monde du travail, Chihiro est au départ traitée d’ « écervelée ». Pour s’en sortir, elle doit faire ses preuves. Mais dans cet univers où le travail est maître, c’est chacun pour soi. Si Chihiro parvient à obtenir de l’aide, c’est souvent en échange de quelque chose. Dame Lin accepte de l’aider uniquement car Kamaji lui donne à manger en contrepartie. Chaque employé tient à sa survie.
Code du travail
Le lieu-même des bains est une représentation flagrante d’un système où les inégalités sont multiples. Les appartements de la sorcière Yubaba, perchés tout en haut du bâtiment, sont une abondance de luxe et de richesse. Du mobilier – souvent associé à la royauté – aux bijoux que la régente garde bien précieusement : tout est dans l’extravagance.

Tandis que la sorcière avide d’argent est perchée bien haut dans sa tour d’ivoire, les employés des bains dorment à même le sol, agglutinés dans une pièce bien trop petite pour accueillir tout ce monde. Ce manque de moyen, couplé à la dépersonnalisation totale des travailleurs, transforme les employés en simples outils de production.
Car c’est en s’emparant de leur personnalité que Yubaba parvient à garder une telle emprise sur ses subalternes. En ôtant une partie des prénoms et noms des travailleurs, ces derniers finissent par oublier leur véritable identité. Ils n’existent plus en dehors de leur travail. Un peu à la manière des innies imaginés par Ben Stiller dans sa série Severance.
En signant son contrat de travail, Chihiro devient alors « Sen ». Yubaba lui ôte, littéralement, la partie enfantine de son prénom (尋, « hiro », qui signifie « se questionner »). Si elle oublie entièrement son vrai nom, Chihiro ne sera plus qu’une travailleuse parmi les autres, et ce, pour l’éternité.
Cette perte d’identité symbolise la pression exercée par le système sur l’individu, qui finit par se dissoudre dans un engrenage impersonnel et aliénant. Pourtant, à travers le parcours de Chihiro, Miyazaki offre aussi un message d’espoir : la possibilité de se reconnecter à soi-même et de retrouver sa liberté, même dans les environnements les plus oppressants.
Œuvre intemporelle, colorée, et à la bande originale grandiose signée Joe Hisaishi, Le Voyage de Chihiro est un film-refuge. Un monde que l’on peut visiter et revisiter à différents âges, et qui, à chaque fois, semble un peu différent – comme un souvenir qui se transforme, mais ne s’efface jamais.