EN COMPÉTITION – Sélectionné pour ouvrir la Compétition de la Sélection officielle du festival, Sound of Falling (In die Sonne schauen) est le second long métrage de la cinéaste allemande Masha Schilinski (Dark Blue Girl, 2017). Mené sur cinq ans, ce projet ambitieux honore sa place en compétition par l’intelligence et le soin de ses choix narratifs et esthétiques.
Issues de la même lignée, Alma, Erika, Angelika et Lenka vivent à quatre époques différentes dans un même corps de ferme, au creux de la campagne allemande. À l’aube ou au cœur de leur adolescence, ces jeunes filles tentent de trouver leur place et un sens à leur existence au sein du cercle familial et du monde extérieur. À travers une symbolique aussi riche que troublante, Sound of Falling amène Masha Schilinski à explorer la mémoire du corps et de l’esprit, cela en bousculant adroitement nombre de codes narratifs. Fruit d’une réflexion et de recherches à l’évidence denses et abouties, la réalisatrice redonne à ces figures féminines une place que des siècles d’écriture historique ont laissé dans l’ombre.
Résonances alinéaires
Dès ses premiers plans, Sound of Falling donne le ton esthétique et narratif qui sera son pivot, et l’une de ses grandes forces. Le film s’ouvre dans les années 1940, dans le décor sobre d’une ferme. Ignorant une voix masculine qui l’appelle pour s’occuper des bêtes, la jeune Erika tente de marcher sur une seule jambe à l’aide de béquilles. L’adolescente imite son oncle Fritz, amputé, et alité. Lorsqu’elle descend, et reçoit une claque – les travaux de la ferme passent avant l’amusement -, elle se retourne doucement vers la caméra, qu’elle fixe alors dans un demi-sourire. Une attitude qui happe le regard, comme un appel au jeu avec le·la spectateur·ice, et qui s’accompagne d’un son extradiégétique étourdissant qui va en s’accroissant. Mascha Schilinski lance ainsi les dés de la partie.
S’ensuivent plusieurs scènes, quasiment sans dialogues, mais continuellement emplies de sons multiples et de silences équivoques, ainsi que d’indices laissés ça et là. Cette architecture sonore exemplaire, qui accompagne le long métrage, se décuple au fur et à mesure, et contribue à l’état de tension permanent planant sur les personnages.
Petit à petit, les quatre époques alternent, et se superposent. Si elles semblent d’abord distinctes – hormis leur lien de sang – les vies quotidiennes d’Erika, puis d’Alma, au début du siècle dernier, d’Angelika, en pleine Guerre froide, et de Lenka, de nos jours, commencent à résonner les unes avec les autres. Sans suivre une narration linéaire, bien au contraire – l’occasion de relever le méticuleux travail de montage -, l’ensemble forme une symbiose pourtant impeccablement orchestrée. Distillés ça et là, des plans d’abord ambigus prennent tout leur sens lorsqu’ils sont ensuite récupérés par le scénario, et insérés dans des scènes qui les approfondissent naturellement.

Une place si fragile
Au fil d’un siècle qui se déroule inexorablement, Alma, Erika, Angelika, et Lenka, expérimentent tour à tour une vie quotidienne entre les murs de la ferme, laquelle se métamorphose également en parallèle. Mascha Schilinski prend soin de représenter chacune des périodes dans ce qu’elle peut avoir de plus banal, et donc de plus réaliste. Ainsi, sa caméra filme avec la même acuité un écran de smartphone qu’une faux battant le foin.
À l’extérieur, les contextes politiques et sociaux évoluent, et les guerres prennent fin. Au sein des murs de la ferme, c’est notamment le formalisme des relations familiales qui perd du terrain. Les relations mère-fille ont, entre autres, plus d’espace pour gagner en intimité, en simplicité. Ainsi, Lenka, Nelly – sa petite sœur – et leur mère n’ont plus besoin de trouver des subterfuges non-verbaux pour exprimer leur amour mutuel en public. Cent ans plus tôt, c’est un nombre défini de clins d’œil qui permettent à Alma et la sienne de se dire « je t’aime très fort » à table.
Pour autant, ces évolutions ne suffisent pas. Certaines blessures, elles, restent bien ancrées. En tête de proue, les injonctions patriarcales que les quatre jeunes filles sentent peser sur elles, de manière plus ou moins évidente. De la stérilisation forcées de servantes comme Trudi « pour ne pas faire peur aux hommes », au père incestueux d’Angelika (incarnée par Lena Urzendowsky, dans un jeu toujours aussi épais et ajusté), et à un ami de la famille au regard salace, ces violences induites par les hommes avec qui elles vivent se répercutent dans leurs corps et leurs esprits. La forme chorale de Sound of Falling permet à Mascha Schilinski de mettre au jour la permanence de ces injonctions, malgré leurs mutations.
Esprits traumatisés
Ainsi, si ces mères, ces sœurs et ces cousines, trouvent une voix commune dans la conscience – parfois paradoxale – qu’elles ont de leur corps, et de leur esprit, Mascha Schilinski explore en profondeur la dimension du traumatisme sur lequel peut reposer ce lien transgénérationnel.
Une attache tantôt consciente, tantôt inconsciente. Des blessures qui se répercutent, abîment, mais qui sont également un poids à porter pour celles qui ne les ont pas vécues, mais les ressentent, comme une gêne qu’elles ne peuvent expliquer. Cela mène des mères de cinquante ans, et des filles qui en ont dix, à développer de lourds symptômes liés à ces traumatismes : dépression, phobies d’impulsion, suicide. Mascha Schilinski prend le temps d’explorer, et d’approfondir, chaque voie qu’elle aborde, n’hésitant pas à y insérer tant des piques macabres qu’un humour franc. En fond, les voix off de ses personnages forment un chœur multi-époques, les ressentis des unes renvoyant aux blessures des autres.
La cinéaste met en avant le clivage qui fait sans cesse osciller ces filles et ces femmes entre la vie et la mort, la présence et l’absence. La joie que peut potentiellement apporter le moment présent, et l’effrayant vertige d’un vide à la fois presque palpable, mais insondable. Ou un étrange entre-deux à tout ceci, incarné ici par la figure du fantôme, de l’âme vagabonde, et de la représentation des corps des personnes défuntes.
Réparer l’absence
Maniant ces quatre destins à l’aide de baguettes affutées, Mascha Schilinski anime son orchestre en invitant le·la spectateur·ice à participer au déchiffrage de la partition. Du moins, en partie. Car Sound of Falling laisse intelligemment une place de choix à l’interprétation, tant il rend poreuse, et à juste titre, la frontière entre « ce qui existe » et « ce qui n’existe pas ».
Durant les recherches historiques menées au cours de l’écriture, un constat s’est imposé à Mascha Schilinski et Louise Peter, sa coscénariste : celui d’un manque. Des archives historiques du monde fermier de l’époque, la prédominance des regards et témoignages masculins est criante. Avec une remarquable minutie, Sound of Falling parvient à livrer une représentation de la place que les femmes ont pu tenir au sein de ces cadres familiaux et territoriaux, endurant l’exclusion, les blessures, et les répercussions intergénérationnelles d’un traumatisme « qu’il fallait taire ».