CINÉMAFestival de Cannes

CANNES 2025 – « Le Rire et le couteau » : Sortie de route

Le rire et le couteau
© Météore Films

UN CERTAIN REGARD – Après L’Usine de rien présenté à la Quinzaine des cinéastes en 2017, Pedro Pinho revient avec Le Rire et le couteau. Il signe l’un des films les plus marquants de cette 78ème édition cannoise.

Envoyé en Guinée-Bissau, un ingénieur environnemental portugais, Sergio (Sérgio Coragem), doit évaluer pour une ONG l’impact écologique d’un projet de route. Avec Le rire et le couteau, Pedro Pinho établit un film fleuve (long de 3h30) où les dynamiques de pouvoir entre l’Europe et l’ancienne colonie portugaise sont éprouvées et rebattues sans cesse. Un film post-colonial, ample et dense.

Désirs et impasses

Arrivé à Bissau, Sergio fait rapidement la rencontre de Diara (Cléo Diára), et de Guilherme (Jonathan Guilherme), appelé Gui. Les liens se font, dans un mélange de simplicité et de complexité. L’on se parle, l’on s’embrasse même. Mais Diara et Gui n’hésitent pas à soulever la position contradictoire de l’ingénieur expatrié, à le mettre à distance, voire à l’écart. Les discussions en apparence légères, sont ainsi des confrontations où sont mis à nu les rapports de domination. Pedro Pinho ne cessera d’orchestrer la dissolution de ce « western gaze » (regard occidental et néo-colonial), que Sergio cherchera à transcender à travers la nuit et la communauté queer qu’il fréquente.

Avant Sergio, il y a eu un ingénieur italien, disparu dans des circonstances troubles. Une partie du récit tourne autour de ce mystère, dont la vérité semble sans cesse reculer. Certaines théories affleurent, puis se dissolvent. L’on comprend surtout que la mission professionnelle de Sergio est une impasse dans laquelle l’on s’engouffre, au risque de ne pas pouvoir en revenir.

Le·la spectateur·ice avance dans le film en perdant peu à peu les certitudes qu’iel met en place. Le cinéaste évoque une « désorientation contrôlée » comme méthode de travail. Désorientation qui en est aussi son principe esthétique et narratif. Le film ordonne ainsi un lâcher-prise. Les scènes s’enchaînent dans une forme de discontinuité, tout en se répondant entre elles. Le film suit une logique de dilatation. Les scènes s’étirent, et la caméra s’enfonce dans la texture de la nuit, et celle de la chair. Il y a une grande liberté dans la façon dont se déroule le récit, qui obéit aussi, on le sent, à un désir de créer des images. Comme ce très beau plan sur la plage, où Gui est cadrée de dos, face aux vaches qui s’y reposent.

 

© Méteore films

Des corps dans l’espace

Pedro Pinho crée un espace-temps où tout se brouille et se clarifie à la fois. Les fictions politiques et historiques qui ont amené Sergio à travailler ici s’ébranlent progressivement en lui. Le projet de route prend ainsi la forme d’une entreprise néo-coloniale, dont l’utilité et la faisabilité deviennent de plus en plus absurde.

Ce qu’il reste, c’est notre présence à éprouver dans un espace. C’est notre corps, à la fois seul rempart et obstacle permanent. L’apparente neutralité du corps de Sergio, positionné souvent comme observateur, en retrait, ne cesse d’être remise en question, contrariée. Car le sujet du film, ce sont les corps – et la présence du corps de Sergio. Corps blanc dans un espace noir. On ne peut pas exister en-dehors de sa présence physique, d’autant plus quand celle-ci charrie un passé colonial, et un présent capitaliste. Pedro Pinho crée ainsi avec Le rire et le couteau une forme cinématographique extrêmement riche pour parler de l’héritage du colonialisme, et de ses fractures encore vives.

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