Hystériques, nymphomanes, simples consommatrices de musiques illégitimes : les clichés collent à la peau des groupies. Des idées reçues que déboulonne Sophie Benard dans son essai Splendeurs et misères des groupies.
Les groupies n’ont pas attendu les déhanchés d’Elvis Presley ou les silhouettes androgynes (pour l’époque) des Beatles pour témoigner enthousiasme et affection à des artistes. Dès la Rome antique, les combats de gladiateurs suscitaient déjà un engouement groupé rapporte Sophie Benard dans Splendeurs et misères des groupies. Cette longévité va de paire avec un mépris misogyne : au yeux du monde les groupies sont souvent des femmes jeunes, immatures et sans jugeotte. C’est en questionnant ce regard que Sophie Benard construit son essai, déjouant les stéréotypes, et rendant aux groupies un juste hommage.
Tout se passe comme si le public féminin n’était pas un public légitime, en mesure de consacrer le talent de celles et ceux qu’il adoube, mais un public qui, au contraire, les discrédite aux yeux de la critique.
Sophie Benard, Splendeurs et misères des groupies
Quelle a été la genèse du livre ?
J’avais envie de m’intéresser à ces groupes de jeunes femmes qui sont si souvent et si facilement méprisées et stigmatisées, pour comprendre pourquoi elles l’étaient, mais aussi et surtout ce qui se cachait derrière ces préjugés. J’avais le pressentiment que le mépris qu’on entretient pour la figure de la groupie – ou simplement de la femme fan – reposait sur une culture patriarcale, qui lui accole des idées préconçues telles que la bêtise, l’hystérie ou la nymphomanie. Mais je voulais aussi rendre hommage, en quelque sorte, à ces femmes, que je lis sur Internet depuis plusieurs années, et que j’ai toujours trouvé drôles, libres et puissantes.
Plus personnellement, je voulais explorer ce qui lie parfois si fort un individu – le plus souvent une jeune femme – à un·e artiste. J’étais attirée par l’exploration des sentiments que cela fait naître, par ce que ce type de rapports remue en nous.
Qui sont les groupies ? Quelle est la distinction entre un·e fan et un·e groupie ?
Dans le livre, je pars du principe que ce qui distingue le fan de la groupie, c’est uniquement le genre. Les hommes – surtout hétérosexuels – peuvent être fans sans être moqués ou stigmatisés, mais dès lors que c’est une femme qui exprime sa passion, on considère que son comportement est excessif, on la pathologise, on estime que son intérêt est exclusivement sexuel, et on lui accole le sobriquet méprisant de groupie.
Or, la seule différence entre un stade rempli de fans de football pour un match et le même stade rempli de jeunes femmes pour un concert de pop, c’est le genre du public. (Et le fait que, dans le premier cas, les risques de débordements de violence, d’insultes racistes ou homophobes, sont plus grands.) Alors pourquoi ridiculise-t-on seulement les secondes ? Pourquoi considère-t-on qu’elles sont « hystériques », et pas les premiers ?
Je pars donc du principe que les groupies sont tout simplement les femmes – souvent adolescentes, mais pas seulement – qui entretiennent un rapport fort à un·e artiste ou à un groupe, qui développent en elle une forme d’amour et d’admiration, et qui le vivent entre elles, en communauté.
Il y a longtemps eu une honte tenace dans le fait d’être une groupie, mais aujourd’hui la tendance s’inverse. Pour quelles raisons ?
À vrai dire, je ne suis pas sûre que la tendance s’inverse. Pour mon enquête j’ai rencontré de nombreuses groupies qui ne se définissaient pas comme telles, précisément parce que le terme est toujours chargé d’un sens péjoratif. On entend de nombreuses fans parler de leur admiration ou de leur rapport à un·e artiste en précisant qu’elles ne sont justement pas des groupies – puisqu’on garde cette image de la groupie qui chercherait exclusivement et par tous les moyens le contact physique avec l’objet de son admiration. (Et quand c’est bien le cas, ça n’a évidemment rien de déshonorant, mais c’est très réducteur d’envisager que c’est le seul rapport qu’entretiennent les groupies avec leurs stars, car c’est loin d’être le cas.)
Vous parlez de votre propre véritable choc esthétique en découvrant Ed Sheeran puis les One Direction. C’est presque aussi concret qu’un « syndrome de Stendhal » ?
C’est concret, c’est sûr. C’est une expérience très forte, très belle, très marquante. Je ne sais pas si ça peut prendre l’ampleur du syndrome de Stendhal, qui comprend apparemment des hallucinations ou des délires dans ses formes les plus intenses. Surtout le syndrome de Stendhal est provoqué par des objets issus de la culture légitime – pour ne pas dire bourgeoise –, ce qui n’est pas le cas pour les groupies, qui s’attachent principalement à des objets issus de la culture populaire.
Or le mépris pour les groupies repose aussi, je crois, sur le fait que les objets auxquels elles s’intéressent ne font pas partie de la culture légitime mais de la culture populaire. On a tendance à considérer que c’est plus raisonnable de s’extasier sur de l’art classique que sur Ed Sheeran.
Y a t-il beaucoup de recherches sur les groupies ? Ou comme elles sont vues comme un groupe composé majoritairement de femmes jeunes, il y a un angle mort dans la recherche ?
Clairement, c’est un angle mort. Autant les fans studies se sont désormais bien développées dans le milieu universitaire, surtout aux États-Unis mais aussi un peu en France, mais elles prennent très peu en compte le genre. Or, c’est déterminant quant à la question des groupies.
Non seulement elles subissent des préjugés liés à leur genre et à leur âge, mais elles développent aussi des comportements et des façons de faire communauté qui, à mon avis, sont fortement déterminés par leur genre.
Les groupies peuvent-elles être un sujet d’étude pour les philosophes ?
Bien sûr ! D’abord parce que je crois qu’absolument tous les sujets, des plus triviaux aux plus nobles, peuvent être des sujets d’étude pour les philosophes. Ensuite parce que je suis persuadée que la façon dont les groupies aiment – ou admirent ou adorent ou désirent ou tout ça à la fois – dit beaucoup de ces sentiments et de ce qu’ils remuent en nous. Enfin, les groupies et le mépris misogyne et classiste qu’elles suscitent nous informent sur les dynamiques qui régissent nos sociétés et notre culture.
Est-ce que vous avez été surprise par certaines découvertes au cours de votre enquête ?
La plus grande surprise, ce sont les fanfictions. J’ai vraiment découvert un lieu de création d’une ampleur inimaginable, parfois de très haute qualité, qui met en jeu des formes d’écriture très originales, et qui se tient en parallèle du monde de l’édition sans (presque) jamais le croiser. C’était exaltant de parcourir ces plateformes où l’écriture et la lecture se pratiquent (principalement) entre femmes, où les rapports entre autrice et lectrice sont brouillés, où s’inventent des manières de relationner que la littérature traditionnelle semble encore à mille lieux de s’approprier.
Vous montrez que les groupies sont souvent beaucoup plus agissantes et politisées que les stars qu’elles adulent. Les dynamiques de pouvoir sont à deux sens ?
Oui, en formant de véritables communautés autour des artistes qu’elles aiment, les groupies se politisent ensemble. De nombreuses communautés de groupies se sont montrées très agissantes lors du mouvement Black Lives Matter ou de la première campagne présidentielle de Trump, par exemple.
Bien sûr, les stars les plus populaires évitent à tout prix les prises de position politique, qui risqueraient de réduire leur nombre de fans. Mais sous la pression des communautés que forment les groupies, de nombreuses stars ont néanmoins exprimé publiquement des engagements – qu’on pourrait qualifier de progressistes, pour le dire vite.
De la même façon, on remarque que la majorité des groupies se désolidarisent des artistes accusés de violences sexuelles et/ou sexistes. Elles admirent, mais clairement pas de façon aveugle.
Vous mentionnez à plusieurs reprise la kpop. Est-ce que les groupies en Corée du Sud sont les mêmes qu’au Venezuela et en France ? Ou est-ce que chaque pays a ses propres règles ?
Les usages, en particulier en concerts, varient en fonction des pays, bien sûr. Mais la communication, souvent soutenue, des groupies de différents pays entre elles par le biais des réseaux sociaux a créé des références et des pratiques communes. On pourrait dire que les plus grandes différences se trouvent plutôt entre les communautés qu’entre les pays – les groupies de Taylor Swift ne sont pas les mêmes que celles de Justin Bieber, et sont sûrement plus différentes dans leurs références que les groupies d’un·e même artiste mais pas d’une même nationalité.
Si vous aviez 16 ans aujourd’hui de qui seriez-vous la groupie ?
Il n’est pas nécessaire d’avoir seize ans pour être une groupie ! J’aime toujours Ed Sheeran aussi fort que quand je l’ai découvert, j’adore Taylor Swift, et j’ai un petit faible pour Harry Styles.
Splendeurs et misères des groupies de Sophie Benard, éditions Les Pérégrines, 208 p., 18€90