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« Si la Bulgarie m’était contée » – Révolution impermanente

© Constanze Schmitt Wood Water Films 2020 / La Cinémathèque du documentaire à la Bpi

La Cinémathèque du documentaire par la Bpi propose ce printemps, en association avec l’Institut culturel bulgare, un cycle en forme d’invitation à la découverte de la Bulgarie. L’on y retrouve huit documentaires qui questionnent l’histoire et la politique du pays depuis 30 ans, et qui constituent une véritable plongée dans l’histoire d’un État post-soviétique. Ces films brossent une galerie de portraits hétérogènes, faisant de ce cycle un conte où l’espoir point, malgré un désenchantement permanent.

« Si la Bulgarie m’était contée », c’est le nom que la Cinémathèque du documentaire par la Bpi a choisi pour ce cycle spécial. Ce dernier est centré autour de la « Prusse des Balkans », et de son histoire contemporaine, dans la continuité de leurs cycles spécialement centrés autour de la création documentaire nationale.

Ce sont huit films que ce titre englobe. Huit documentaires bulgares, produits entre 2005 et 2022 : Un hôpital de province (Ilian Metev, Ivan Cherton, Zlatina Teneva, 2022), Georges et les papillons (Andrey Paunov, 2005), Life almost wonderful (Svetoslav Draganov, 2013), Chaque mur est une porte (Elitza Gueorguieva, 2017), Cambridge (Eldora Traykova, 2015), No Place for You in Our Town (Nikolay Stefanov, 2022), Je vois rouge (Bojina Panayotova, 2017) et Mayor Shepherd Widow Dragon (Eliza Petkova, 2021). Chaque film s’intéresse à des personnes, des communautés différentes, et à des époques hétérogènes, allant de la chute du régime communiste, à la pandémie de Covid-19.

Mais en s’intéressant principalement à des individus ou à des petites communautés, cette sélection permet-elle de véritablement narrer une histoire exhaustive de la Bulgarie ? Dans tous les cas, à travers ce titre de cycle, apparaît la question du conte en tant que genre littéraire. Et qui dit conte dit, dans l’imaginaire collectif, magie ou merveilleux. Mais cette notion nous glisse aussi une autre piste de lecture. Celle qui voudrait que derrière chaque œuvre se cache une compréhension au second degré, que ce soit par une morale, ou par une réalité historique mythifiée. Trouver cet élément fait partie du plaisir provenant du visionnage des films de ce cycle. C’est la clef qui ouvre aux spectateur·rice·s l’accès à la réalité d’une Bulgarie, cachée derrière les huit contes de la programmation.

Plan large d'un village embrumé dans un val étroit, les maisons sont en mauvais état
© Eliza Petkova / Wood Water Films / Reka Pictures / DFFB / RBB

Une nation plurielle

S’il existe un point commun à tous les films de ce cycle, c’est bien l’espace géographique dans lequel ils s’inscrivent : la Bulgarie. Les huit films restent limités aux frontières du pays. L’exception existe dans Je vois rouge, mais seulement à travers l’enregistrement d’un appel vidéo entre la réalisatrice, se trouvant en Bulgarie, et sa famille. Cette homogénéité géographique reste toutefois une façade qui s’effrite très vite. En effet, les documentaires font défiler des paysages et des espaces extrêmement différents, voire carrément opposés.

Aux villes observables dans No Place for You in Our Town, Life Almost Wonderful ou Je vois rouge, répondent les zones d’extrême ruralité de Cambridge, Georges et les papillons et Mayor Sheperd Widow Dragon. Des oppositions qui ne se retranscrivent d’ailleurs pas uniquement à travers le paysage.

Les personnages des films témoignent, en effet, d’une incroyable diversité ethnique, sociale, et même politique. Ethnique, tout d’abord, puisqu’il existe une majorité bulgare, mais aussi d’importantes minorités, comme celle des Roms, dont la communauté de Dolni Tsibar est le sujet de Cambridge. Sociale, ensuite, car, même si la majorité des films s’intéresse principalement aux classes les plus pauvres, différents groupes sociaux sont présents dans les films (les expatrié·e·s, les Ultras de Pernik, les habitant·e·s du petit village de Pirin). Politique, enfin, parce que des interviews de Svetla Kamenova dans Chaque mur est une porte, aux idéologies néo-nazies de Tsetso, tout le monde à son mot à dire sur la politique que devrait suivre la Bulgarie.

Deux enfants de Dolni Tsibar courent dans une mare. L'un est blanc et blond, l'autre à la peau foncé et les cheveux noirs.
© Eldora Traykova / Pro Film

Le cycle proposé par la Cinémathèque du documentaire multiplie les points de vues, et leur assemblage déjoue une compréhension monolithique de l’histoire de la Bulgarie. Ces films sont autant de contes qui éclairent tous d’un nouveau jour l’histoire et la culture du pays.

Un puzzle à assembler

Si les protagonistes des films, ainsi que leurs histoires, font de chacun de ces contes une histoire très personnelle, la somme des huit brosse un portrait plus général. Ce portrait, c’est celui de la Bulgarie depuis la chute du régime communiste, en 1990, jusqu’à nos jours. C’est un drôle de mécanisme qui se crée grâce à une particularité des films du cycle : à la manière des contes, chacun d’entre eux a un narrateur. Ce dernier peut être un personnage diégétique (Georges, Tsetso, la grand mère des frères Liliev, Bojina Panayotova, etc.) ou extradiégétique (les intertitres d’Elitza Gueorguieva). Iels vont distribuer des informations sur leur situation actuelle, sur leur passé, ou encore leurs opinions politiques. Toutes ces informations qui sont transmises aux spectateur·rice·s deviennent alors les pièces d’un puzzle qui ne peut être complété qu’en voyant tous les films du cycle.

En effet, si un·e spectateur·rice regarde uniquement Chaque mur est une porte, iel apprendra comment le régime communiste s’est effondré, de quelle manière ce changement a été vécu par la population, et quelles en ont été les répercussions économiques sur le pays. Mais si ce·tte spectateur·rice ne regarde pas Je vois rouge, alors iel ne pourra pas comprendre à quel point la police secrète du régime était intrusive et violente, ni comment elle s’est transformée en mafia par la suite.

Bojina Panayotova, réalisatrice de Je vois rouge, regarde la caméra de trois quart face. Au loin se dessinent les silhouettes de manifestants anti corruption.
© Bojina Panayotova / Stank / Andolfi

Tous les éléments du puzzle sont importants. Et c’est pourquoi ce cycle est engageant pour le·a spectateur·ice. Une véritable enquête où, en plus de s’intéresser aux histoires des protagonistes au moment de la diffusion, la·e spectateur·rice peut, lentement, comprendre comment le pays a évolué pendant plus de trente ans de démocratie libérale. Certain·e·s emboîteront toutes les pièces facilement, d’autres nécessiteront un temps de recherche supplémentaire, mais tou·te·s se prendront au jeu, et compléteront ce puzzle en quatre dimensions.

Narrateur et désenchanteur

Pour autant, le résultat final de ce puzzle n’est pas des plus enchanteurs. Nous sommes loin du conte de fées, tant la Bulgarie contemporaine fait face à de nombreuses difficultés. Ainsi, Chaque mur est une porte devient l’un des piliers du cycle. En s’intéressant à la chute du régime à travers des archives d’une émission de télévision bulgare, le documentaire d’Elitza Gueorguieva met en avant la force d’un mouvement populaire qui redonnait de l’espoir à la population : l’espoir de vivre dans un pays libre et démocratique, où les libertés fondamentales ne sont pas bafouées par un régime répressif.

La toute dernière intervention de la présentatrice est un retour brutal à la réalité. Debout, devant un fond vert représentant un mur de Lego, Svetla résume le désenchantement suivant la révolution :

« Nous avons perdu l’illusion de pouvoir faire nos bagages et d’entreprendre le long voyage vers le monde qui a réussi. Comme on était naïf en pensant qu’en renversant la métaphore en béton de l’aliénation au cœur de Berlin, on abolirait la frontière entre l’Est et l’Ouest. »

Svetla, présentatrice d'une émission Bulgare, se tient devant un fond vert représentant un mur de Lego.
© Elitza Gueorguieva / Svetla Kamenova / Les Films du Bilboquet

Les autres films du cycle perpétuent ce désenchantement en pointant du doigt les maux dont souffre la Bulgarie contemporaine : racisme, corruption, criminalité, exode rural et émigration massive, pauvreté extrême, système de santé et d’aide à la personne défaillant…

Un conte plein d’espoir

Sauf que cette dernière intervention de Svetla ne s’arrête pas à ce terrible retour à la réalité. Elle finit par une citation de Max Frisch :

« Aucune révolution n’a pleinement satisfait les espoirs de ses acteurs. En concluez-vous que le grand espoir est chose ridicule, que la révolution est inutile, que seul celui qui vit sans espoir est immunisé contre la déception ? Lesquels de nos rêves sont les plus importants : les rêves accomplis, ou les rêves déçus  ? »

C’est un appel à ne pas laisser tomber. Certes, la révolution n’est pas une réussite, mais ce n’est pas la fin de l’histoire.

Un patient sous oxygène se fait rassurer par un des médecins de l'hôpital du film Un hôpital de province.
© Agitprop / Sutor Kolonko / Chaconna Films

Et cet appel n’est pas sans écho dans les autres films du cycle. Les tickets à gratter ; les manifestations anti-corruption ; les idées farfelues de Georges pour faire de l’argent ; les plans du maire de Pirin pour attirer des touristes ; la détermination des malades atteints du Covid-19 ; les rêves des jeunes Roms de Dolni Tsibar ; les efforts des frères Liliev pour travailler dans ce qu’ils aiment. Cet espoir est souvent récompensé à la fin des films : Georges ouvre une usine de pain au soja, Alexander Liliev obtient un prix dans un concours de coiffure, et l’ un des malades du Covid-19 finit par sortir de l’hôpital après la stabilisation de son état.

Mais ces quelques réussites n’effacent pas un tableau général assez pessimiste. Revient alors le monologue de Svetla à la fin de Chaque mur est une porte. La fin du régime communiste ne signifie pas que la Bulgarie atteindra le même développement économique et social qu’à l’Ouest. Il faudrait, pour cela, que les Bulgares travaillent ensemble dans cet optique. Ce travail, l’un des professeurs, dans le film Cambridge, le définit comme un « sacrifice » : de temps, d’argent, voire de ses rêves, permettant « d’accomplir quelque chose ». Ce sacrifice, accompli par certains personnages, est un geste guidé par l’espoir d’une vie meilleure pour soi, pour une communauté, et donc, in fine, pour tous·tes.

Au final, ce cycle propose un conte aux multiples ramifications, où individualisme, communautarisme et altruisme se croisent, se mélangent et s’affrontent depuis plus de 30 ans. Ce qui est sûr, c’est que la Bulgarie n’existe pas en soi. Elle est composite, et prend la forme d’idéaux et de pratiques portés à l’écran par les protagonistes du cycle. « Si la Bulgarie m’était contée » est un recueil, pas une histoire.

« Si la Bulgarie m’était contée » est un cycle programmé par la Cinémathèque du documentaire par la BPI, du 5 avril au 25 mai 2025. Les projections ont lieu au Forum des images. L’intégralité de la programmation, ainsi que les dates des séances, sont à retrouver ici.

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