Songe, le neuvième film du réalisateur palestinien Rashid Masharawi, met en scène le voyage initiatique de Sami parti à la recherche de son pigeon voyageur avec sa famille. Une traversée sensible de la Cisjordanie, qui met en lumières les difficultés de déplacement au sein d’un territoire miné, et les espaces de libertés que l’on parvient à inventer.
Cinéaste de films de fiction et de documentaires, Rashid Masharawi est un acteur majeur de la création et de la diffusion cinématographique palestinienne. En 1996, il fonde le Centre de production et de distribution cinématographique à Ramallah, et œuvre à la diffusion du cinéma palestinien dans les camps de réfugiés. Il fonde également le fonds Masharawi, pour le développement du cinéma à Gaza. Après les attaques du 7 octobre, il initie un projet collectif, From Ground Zero, qui regroupe vingt-deux courts-métrages filmés depuis la bande de Gaza. Cette sélection est sortie sur les écrans français le 12 février. Son nouveau film, Songe, est en salles depuis le 2 avril.
Comment était-ce d’impulser le projet From Ground Zero ?
C’était très difficile, parce que nous n’avions jamais réalisé de films dans ces conditions. Les films ont principalement été réalisés entre janvier et avril 2024. Chacun·e essayait de sauver sa peau, de chercher de la nourriture, de l’électricité, et de se déplacer d’un endroit à un autre. À cette période où nous essayions de continuer de filmer, il était très difficile de garder contact. De fait, tout est basé sur l’électricité : à plusieurs reprises, nous n’en avions plus. Il arrivait que nous perdions le contact pendant quelques jours. Et parfois, nous communiquions jour et nuit, parce que nous avions trouvé un endroit avec Internet. C’était difficile, parce que la priorité pour les réalisateur·ice·s était de rester en vie. D’être en sécurité.
On ressent ce sentiment d’urgence en tant que spectateur·ice. Avez-vous dû acheminer le matériel nécessaire pour filmer ?
Nous savions que certaines personnes avaient du matériel simple, avant de démarrer le projet. Par exemple, des petites caméras, ou des caméras HD. La plupart des réalisateur·ice·s ont perdu leurs caméras en perdant leurs maisons. Nous avons aussi permis les téléphones. En revanche, ils devaient être de bonne qualité, avec une image en haute résolution. Certaines caméras ont été utilisées pour plusieurs films.
Le son de ce que nous enregistrions des caméras ou des téléphones était très simple, direct. Mais, après cela, nous avons eu un grand processus de postproduction pour l’image, le son, et la qualité des films.
Il y a beaucoup de propositions différentes dans From Ground Zero. Du documentaire, de la fiction, de l’animation, ou encore de l’expérimental, comme le court-métrage Echo.
Nous avons deux films expérimentaux. L’un, c’est Echo. L’autre, c’est Fragments. C’est l’histoire d’un peintre qui essaie de résoudre la réalité. Quant à l’animation, nous avons Soft Skin.
Nous avons accès à ce qu’il se passe depuis le 7 octobre 2023 via les réseaux sociaux. On dit souvent que c’est la première guerre qui est diffusée en ligne. Pourtant, quand on regarde ces courts-métrages, l’on voit vraiment que c’est du cinéma.
Ce n’est pas la même image que sur les réseaux sociaux. C’était une partie de l’idée. On essaye de faire des histoires originales et personnelles, pour créer du cinéma. Et de travailler avec des gens talentueux. On n’a pas toujours les bons équipements, ni les bonnes conditions. Car même si ces personnes sont talentueuses, ce ne sont pas des conditions normales. Alors, on essaie au maximum de faire advenir le cinéma au sein de cette situation très compliquée.
On aimerait que ces artistes n’aient pas à se battre pour leur survie. Qu’ils fassent juste leur art.
Le projet From Ground Zero concerne tout à fait cela. L’idée qu’il véhicule est celle de se battre pour la survie, pour la vie, pour l’espoir. Pour essayer de faire quelque chose durant cette période. Nous donnons une réponse esthétique à ce qu’il se passe.
Est-ce que vous êtes toujours en contact avec elles·eux ?
Certains d’entre elles·eux ont perdu des familles, des voisins. La plupart ont perdu des maisons. Mais oui, iels vont bien.
Songe a été tourné avant le 7 octobre. Comment vous sentez-vous de sortir ce film dans ce contexte ? Il constitue maintenant une archive de ce qu’était la vie avant.
Je pense qu’il est très important, maintenant, de montrer des films qui ont été réalisés avant le 7 octobre 2023. Pas seulement quelques mois avant, comme Songe. Il faut aussi montrer l’ensemble du cinéma palestinien. Car cette vie, depuis le 7 octobre, en particulier à Gaza, ce n’est pas la vie palestinienne. Les films réalisés avant cette date permettent d’expliquer que nos problèmes avec l’occupation israélienne n’ont pas commencé le 7 octobre. Ils existent depuis 1948. Depuis que l’on a établi le pays israélien, et que les Palestinien·ne·s sont devenus réfugié·e·s. Ils ont commis tellement de massacres depuis. Pendant toutes ces années.
C’est aussi important de montrer aux Palestinien·ne·s la société palestinienne. Nous parlons d’une nation qui a une histoire, une identité, une culture. Je pense qu’il est très important de donner une image complète de la Palestine en tant qu’humains, et en tant que géographie.
On ressent la topographie de la Palestine à travers le format du road trip. Est-ce quelque chose que vous souhaitiez explorer ?
C’était en partie l’idée du film de montrer à quel point ce paysage est magnifique, et ces endroits, importants. Nous étions à Bethléem, à Jérusalem, à Haïfa. Ce sont des villes historiques, qui possèdent un sens fort. Ce ne sont pas seulement un endroit où les gens vivent, ou ont vécu. Une grande partie de l’Histoire, de l’humanité, et des religions, se tient là.
Et puis, en même temps, au-delà du fait de montrer tout ce panorama, ce paysage, cette histoire, nous montrons aussi à quel point c’est difficile. Par exemple, il y a toutes ces inscriptions sur le mur [de séparation, ndlr], et le contrôle. Cela fragmente celles·eux qui sont autorisé·e·s, ou non, à être là. Cette combinaison montre l’absurde de la situation.
L‘absurde crée aussi de l’humour.
Je pense que c’est le seul moyen de rester. En faisant justement face à cet absurde par l’ironie, et par tout ce qui s’apparente à de l’humour noir. Et, moi-même, j’ai fait ça dans certains de mes vieux films. J’essaie aussi de contrecarrer cet absurde par l’ironie et par l’humour, comme L’anniversaire de Leïla, et d’autres films à venir. Que peut-on dire aux gens après toutes ces années ? Après tout ce qu’ils savent, ce qu’ils ont vu, ce qu’ils comprennent ? Nous voulons continuer à raconter des histoires. Nous essayons d’aller dans certaines directions. L’objectif est d’avoir un nouveau cinéma, et une nouvelle structure, pour garder cet art en vie.
Quand iels sont sur la route, Sami et sa famille sont sans cesse empêché·e·s. Iels doivent toujours s’arrêter. Il y a cette tension avec le pigeon, qui a sa liberté de mouvement. Le pigeon a-t-il été le point de départ pour ce film ?
L’idée de suivre un pigeon faisait partie de celle de se déplacer sans frontières, sans check points. Songe travaille un univers symbolique. Alors, le pigeon, c’est un symbole fort. Nous ne sommes pas à la recherche d’un pigeon, nous sommes à la recherche d’un lieu. De nous-mêmes, d’une relation. En cherchant un pigeon, l’on peut aussi montrer la beauté d’un lieu, ainsi que celle qui réside chez les humains. Mais, pour nous, ce pigeon symbolise le retour. Il symbolise aussi la connexion entre les gens. De fait, Sami, d’une manière naïve, croit que ce pigeon peut être un contact entre lui et son père, qui est en prison.
Et, historiquement, cet animal a été utilisé pour transmettre des messages.
Pendant une grande partie du film, nous voyons Sami porter la cage d’un oiseau. J’ai l’impression que c’est un moyen, pour lui, de se sentir connecté à son père. Et, lorsque la cage brûle, on dirait qu’il se sent libéré de quelque chose.
C’est aussi à propos de l’espoir. De fait, une fois qu’il porte cette cage, il croit que bientôt, il trouvera son pigeon, et il a avec lui sa nourriture à lui donner. Dans le script, cette cage s’appelle « la maison de l’oiseau ». Parce qu’une fois que l’occupation israélienne l’a bombardée, ils ont bombardé la maison.
C’est difficile à faire, ce genre de films. Ils semblent très simple en apparence, mais doivent être profonds, et être du cinéma. Cette simplicité est difficile à atteindre.
Est-ce que la difficulté de se déplacer dans le territoire que met en scène le film reflète son processus de fabrication ? Ce film a-t-il été compliqué à tourner ?
Oui, cela a été compliqué. En Palestine, c’est toujours le cas. Pas seulement à cause de ce qu’il se passe en ce moment, mais également quand on a tourné en 2023. Cela s’explique aussi par le fait que, pour faire un film, il faut pouvoir se déplacer d’un endroit à l’autre. Et ce n’est pas toujours possible. Aller à Bethléem, c’est très difficile. Et, pour nous, aller à Jérusalem, c’est même interdit. Quant à Haïfa, personne ne nous permet de nous y rendre.
Mais nous l’avons fait. Nous sommes allés à Jérusalem, nous y avons filmé. Ensuite, nous sommes allés à Haïfa, et nous y avons aussi filmé. Nous avions nos propres moyens de le faire, sans la permission des autorités israéliennes. Songe est mon neuvième film. J’ai réalisé beaucoup de documentaires et de court-métrages en Palestine.
À chaque fois, il y a ces problèmes d’occupation, de check points, de difficultés à se déplacer. Ces limites sont à prendre en compte. Elles constituent une partie du plan de travail que l’on établit avant de filmer.
Aujourd’hui, est-ce devenu encore plus compliqué ?
Oui, c’est plus compliqué, parce que toutes les zones sont en feu. De plus, l’armée israélienne est dans un climat de panique et d’hystérie, car elle relie tout à la notion de sécurité. Je pense qu’elle n’aura jamais cette sécurité si les Palestinien·ne·s ne sont pas en sécurité. Car les vies sont toutes entremêlées. C’est très difficile. C’est comme quand vous vérifiez la maison de votre voisin : votre maison peut tomber aussi.
Pensez-vous que les choses vont s’améliorer ? Est-ce que vous voyez une résolution à court terme ?
Je m’entraîne toujours à dire oui, parce que je suis une personne optimiste. J’aime voir l’espoir, et le générer. Les choses vont, et doivent, s’améliorer.
C’est aussi ce qui nous encourage à travailler. À nous réveiller tous les matins, et à avoir des choses à faire. Si nous n’avons pas cet espoir, pourquoi avancer dans la vie ? Alors, je suis là. Pourtant, cette issue n’a pas l’air d’être proche pour moi, maintenant. En particulier durant cette période. Nous avons peut-être besoin d’une autre génération. En tout cas, de personnes qui auront l’intelligence de constater que faire les choses de cette façon ne fonctionnera pas. Les Palestinien·ne·s doivent avoir leur propre État, et vivre comme tous les êtres humains du monde. Avec dignité. Car, parfois – et c’est le cas aujourd’hui -, c’est encore difficile pour moi de croire qu’il y a 800 000 enfants, à Gaza, qui n’ont pas de nourriture.
Et puis, il y a les autres. Le monde. Tout est silencieux. La planète regarde cette vie de guerre. Personne ne peut venir, et dire : « Je ne sais pas. Je n’ai pas entendu. Je n’ai pas vu. » Tout est en ligne. Tous les êtres humains de ce monde doivent réagir, et ils ne réagissent pas. Ils regardent les infos. Ils condamnent, parfois. On rit quand ils condamnent. C’est absurde.
Il est aussi question de la jeunesse dans Songe, ainsi que des dynamiques intergénérationnelles entre Sam, sa cousine, et son oncle.
Quand vous travaillez à l’intérieur de la société, et que vous voulez représenter celle-ci, il est toujours important de parler des enfants. Car les enfants sont la vérité. Ils sont les rêves, et l’avenir. Et, surtout, ils n’ont pas de nation, ou de nationalité.
Les enfants sont partout dans le monde. Mais, oui, nous avons des enfants comme Sami, son oncle, et le grand-père, qui vivait et travaillait à Haïfa. C’est une autre génération.
Et comment se sentent-iels, vos jeunes acteur·ices ?
Songe a fait l’ouverture du plus grand festival arabe international : le Festival international du film du Caire [en Égypte, ndlr]. Les acteur·ice·s étaient là pour représenter le film, répondre aux questions, et célébrer la première du film. Ils étaient très heureux et très fiers. Pour Adel Abu Ayyash [qui interprète le rôle de Sami, ndlr], c’est la première fois qu’il joue dans un film. Emilia Al Massou [Maryam, ndlr] faisait déjà du théâtre. Quant à Ashraf Barhom [Kamal, ndlr] , il est un acteur professionnel connu. J’aime travailler avec lui.
La musique de Songe est un élément important du film. Avez-vous collaboré avec un musicien ?
Oui, un musicien et ethnomusicologue français, Johanni Curtet. C’est la deuxième fois qu’il compose une musique de film. La première, c’était pour Si seulement je pouvais hiberner (Zoljargal Purevdash, 2024). Ce dernier est le premier film mongol à être allé à Cannes, il y a deux ans. On l’a contacté pour faire la BO de Songe. L’idée était d’avoir une musique qui soit la plus universelle possible. De tricoter une tresse de tous les éléments.
C’était un peu délicat de trouver la musique. En fait, j’ai toujours simultanément envie d’avoir de la musique, et de ne pas en avoir. Je veux que la musique fasse partie du film, mais je ne veux pas qu’elle intervienne trop. Pourtant, nous avons besoin d’en avoir. Il faut qu’elle soit issue de la scène, de la vie, de la rue, de la situation. Qu’elle joue et s’imbrique entre les choses. Sans tout recouvrir.
From Ground Zero a été présélectionné aux Oscars. Ce type de reconnaissance est-il encore important aujourd’hui ?
C’est important, parce que l’objectif de ce projet est de partager ces histoires avec le monde. De sensibiliser les gens extérieurs à la Palestine. Nous travaillons tout le temps pour avoir le maximum de festivals et de projections dans le monde. En Amérique du Nord, nous avons diffusé le film dans 150 cinémas.
Nous avons fait partie de la sélection officielle à Toronto. Ensuite, nous avons eu cette présélection pour l’Oscar. Tout cela sensibilise, et crée plus de bruit autour du film. Cela permet de proposer davantage de projections. Pour moi, c’est cela, le plus important. Nous ne pensions pas précisément à l’Oscar, mais nous souhaitions aller le plus loin possible.
Vous avez aussi organisé une projection du film lors du dernier festival de Cannes.
Oui, parce que, d’habitude, Cannes fait ses sélections en avril. Or, avril 2024 était un moment terrible pour Gaza. Je voulais qu’il y ait de l’écho en France pour ce projet, mais le festival de Cannes ne nous a pas sélectionnés. Alors, nous nous sommes dit : « Si Cannes ne veut pas aller à Gaza, Gaza ira à Cannes. » J’ai organisé un grand événement à Cannes. Il y avait des tentes, comme à Gaza, des projections, et une conférence de presse.
Rashid Masharawi est l’invité d’honneur de la 20ème édition du Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient, qui se déroule du 1er au 14 avril dans Paris et ses alentours. Le programme est à consulter sur le site du festival.