Sensible, Grandes Oreilles est un album jeunesse sur l’amitié entre un enfant et sa chienne qui vivent en bord de mer. Rencontre avec l’autrice de BD Julie Delporte à l’occasion de la parution de son livre.
Les dessins crayonnés côtoient des bribes de pensées et des citations manuscrites dans les livres de Julie Delporte. Autrice-illustratrice, elle a fait paraître plusieurs bande-dessinées pour adultes telles que Journal (2014), Moi aussi, je voulais l’emporter (2017), Corps vivante (2023). Elle publie aussi un recueil de poèmes illustré, Décroissance sexuelle (2020), chez L’oie de Cravan. De livres en livres, elle explore les thématiques de la rupture amoureuse, du lesbianisme, de la parentalité, de l’amitié, du traumatisme dans des pages qui s’agencent librement.
En 2013, elle fait paraître son premier album jeunesse, Je suis un raton laveur, aux éditions La courte échelle. Ce printemps, elle est de retour avec Grandes Oreilles aux éditions de la Pastèque. Elle y conte l’histoire d’amitié entre un enfant et sa chienne basset, Léontine. Sam vit sur l’île Verte avec ses deux mamans et nourrit ce lien tendre avec cet être canin. Dès qu’ils ne sont pas ensemble, ils ont froid.

Si tu étais un être de fiction, lequel serais-tu ?
Je pense que je serais Snufkin dans Les Moomins (ndlr : inventés par Tove Jansson). C’est un personnage qui a un chapeau vert, une espèce d’aventurier-campeur un peu non-binaire. J’ai toujours cru que c’était un garçon mais récemment plein de gens m’ont dit qu’ils voyaient le personnage comme une fille. Je l’aime beaucoup mais je ne sais pas si je serais complètement lui car il est très libre.
Quels livres ont marqué ton enfance ?
Malheureusement c’était Tintin, je dis malheureusement car quand on le relit aujourd’hui il est colonial voire raciste et misogyne. Il y a très peu de femmes mis à part la Castafiore qui n’est pas une très belle représentation de la femme. Mais, j’étais fan des Tintin, je les lisais en boucle, je connaissais les insultes du capitaine Haddock. Cela fait peut-être partie de ma construction d’identité problématique du genre. J’aimais beaucoup Milou. Boule et Bill me plaisait aussi beaucoup, l’histoire de ce cocker. J’étais déjà fan des chiens. Ma vie consiste souvent à revenir à des choses de l’enfance.
As-tu aujourd’hui un chien dans ta vie ?
J’ai une chienne depuis un an et demi. On fait une aventure un peu extraordinaire ensemble. On s’entraîne pour qu’elle devienne mon chien d’assistance c’est-à-dire pour m’aider à gérer mon anxiété. C’est un chien que la loi, au Canada, autorise à aller partout même dans les lieux habituellement interdits aux chiens. Les chiens sont souvent entraînés à répondre à des tâches spécifiques et à des handicaps. On connaît bien les chiens-guides pour les aveugles. Les chiens d’assistance sont connus pour les vétérans de guerre qui ont vécu des chocs traumatiques. Les chiens leur permettent de réapprivoiser certains espaces ou de les réveiller la nuit quand ils font des cauchemars. Quand ma chienne aura passé son examen, elle aura une petite veste.
J’aimerais bien écrire un livre pour adultes sur ma relation avec elle, c’est intéressant car je ne sais pas comment je me sens de je demander de travailler, même si je la récompense. Elle a aussi plein de peurs, c’est un chien anxieux alors j’essaie de ne pas trop lui en demander. En même temps, la relation humain-chien est basée depuis toujours sur le travail. On peut penser aux chiens de berger, aux chiens de garde. En général, je crois qu’un chien est plus heureux quand on lui demande de travailler.
As-tu toujours voulu avoir un chien ?
Oui, mon plus grand désir est de vivre avec les animaux. Quand j’étais petite, ce désir était tellement fort que ma famille a adopté un chien. Depuis je rêvais d’en avoir un à nouveau mais j’avais peur de ne pas être capable de m’en occuper. C’est un engagement qui demande d’avoir une vie stable. J’ai dû attendre d’avoir quarante ans pour réaliser ce rêve.
Est-ce que tu as commencé Grandes Oreilles à ce moment-là ?
Non, j’ai eu l’idée de l’histoire il y a très longtemps, avant d’avoir un chien. J’avais déjà fait un livre jeunesse en 2013, Je suis un raton laveur. Depuis, j’ai toujours voulu refaire de la littérature jeunesse mais je n’ai trouvé ni les conditions, ni les éditeurs pour le faire. J’avais l’histoire en banque. Quand je me suis sentie prête, je l’ai envoyée aux éditions de La Pastèque et ensuite j’ai travaillé sur le dessin.
Quelle est l’histoire de ton album, Je suis un raton laveur ?
C’est l’histoire d’une petite fille qui a beaucoup de tristesse en elle. Ses parents n’arrivent pas à la consoler. La nuit, un raton laveur vient la visiter et parle avec elle. Il finit par lui laver les cheveux car c’est un raton laveur. Symboliquement, il lave sa tristesse. La fille réussit à se libérer de cette tristesse. À partir de ce moment, elle commence à voir la tristesse des autres et elle s’ouvre à eux. Elle veut faire comme le raton laveur alors elle lave tout et elle lave même le raton laveur.
Dans Grandes Oreilles, tu montres aussi une relation entre un animal et un enfant.
Je voulais faire une histoire qui parle de la séparation et des retrouvailles. Léontine est un chien-basset. Les bassets sont des chiens de chasse. Il y a un truc absolument délicieux à dessiner leurs pattes qui ont des bourrelets et leurs oreilles. Les grandes oreilles représentent sans doute un être très à l’écoute de l’enfant.

L’animal prend ici la place que l’adulte n’est pas toujours capable de prendre. C’est un être référent et réconfortant pour l’enfant. Le chien est une personne qui prend soin de l’enfant mais je montre aussi comment il est aussi difficile pour la personne qui soigne de laisser l’enfant être indépendant. On se sent seul quand l’enfant s’en va.
Je voulais aussi que le chien soit vraiment un chien. Il est juste heureux de dormir avec l’enfant quand il revient. J’adore les chiens dans l’art mais je regardais Belle et Sébastien récemment et ce n’est pas réaliste du tout. Oui, il y a des chiens qui sauvent des gens mais ils ne sont pas doués de tout ce qu’on leur prête. Je voulais que Léontine soit un chien réaliste.
Sam et Léontine partagent des choses simples.
Oui, exactement. Ils partagent un monde. Pour un enfant et un chien, c’est beaucoup. Une grande partie de la littérature pour enfants est du registre de l’aventure ou du fantastique. Je me suis beaucoup nourrie de ça quand j’étais petite mais, finalement, est-ce que je n’en ai pas souffert en voulant ensuite qu’il y ait toujours du mystère.

Il y a des détails rigolos comme un dentifrice pour « dents de lion ». L’humour est-il fondamental quand on s’adresse aux enfants ?
Je le fais sans y penser et, c’est presque davantage de la poésie que de l’humour. Un basset est aussi un être drôle. Il a des expressions mourantes comme on dit au Québec, c’est-à-dire hilarantes. Finalement, dans Corps vivante, mon dernier livre pour adulte qui traite de sujets pas drôles, je rends les choses légères. Je n’ai pas un talent franc pour l’humour comme par exemple Anouk Ricard mais je cherche souvent à mettre une touche d’humour, discrète.
Comment as-tu travaillé la représentation du paysage ?
J’ai fait des résidences qui me permettent de me concentrer sur mon travail car chez moi j’ai du mal. Les paysages sont inspirés d’une île du Fleuve Saint Laurent où je suis allée plusieurs fois. J’y suis retournée quand j’étais en train d’écrire le livre. J’ai habité dedans un été. J’ai pris des photos. Je dessine souvent en prenant des photos. C’est plus facile pour moi de retranscrire les choses en 2D. J’ai capté certains éléments si bien que la personne à qui elle appartient a reconnu plein de petits détails qui sont exactement dans la maison.

Avec quelle technique dessines-tu ?
Grandes oreilles est complètement dessiné au crayon de couleurs. J’en ai plusieurs marques mais il a surtout été fait au Luminance de Caran d’Ache. Ce sont des crayons vraiment gras et j’aime leurs couleurs. J’ai une technique où j’appuie vraiment beaucoup avec les crayons pour les fonds colorés. À l’inverse, j’ai une amie artiste, Véronique Lévesque-Pelletier, qui les utilise en caressant le papier. Moi, je mets toute la couleur que je peux. La manière dont j’utilise le crayon de couleur ne permet pas de l’effacer donc j’ai quelques fois recours au blanc correcteur que j’utilise comme de la peinture.
Tu assumes souvent l’erreur dans ta création.
Je le fais de moins en moins mais au début, comme dans Journal, je n’avais pas le choix. Je ne savais pas dessiner. J’étais techniquement très limitée donc au lieu d’essayer que ce soit lisse, j’ai choisi de laisser les traces. J’avais aussi vu le travail de l’artiste Dominique Gobelet qui laisse des morceaux de tape. En jeunesse, il faut moins ça. Les éditeurs demandent à ce que les traces soient enlevées bien qu’il reste quand même quelque chose de l’erreur dans Grandes oreilles.
Dans le livre, tu fais des clins d’œil à des livres d’artistes. David Hockney peint ses deux teckels dans Dog Days et Jochen Gerner décline, dans Chiens, le motif de cet animal de manière géométrique. Quels livres comptent pour toi en ce moment ?
En ce moment, j’essaie de lire un gros livre de Donna Haraway, Quand les espèces se rencontrent, qui parle vraiment de la relation humain-chien et humain-animal plus généralement. Ce n’est pas quelque chose que j’ai lu pour l’album mais que je lis en préparation d’un livre adulte éventuellement. Je lis beaucoup sur ça en ce moment.
Il y a aussi un livre que j’ai lu l’année dernière, Caramel de Zoé Philibert. L’histoire est racontée du point de vue des chiens qui commencent à se rebeller contre les humains. C’est toute une réflexion sur la façon de percevoir les animaux. Récemment, j’ai beaucoup aimé Un désir démesuré d’amitié d’Hélène Giannecchini qui parle de la famille choisie dans la communauté queer. Elle en parle avec beaucoup d’intelligence.
Que pourrait être la bande-son de ton album ?
J’écoute très rarement de la musique. J’écoute des sons de la nature sur une application qui s’appelle Noisli. La bande sonore ce serait des sons d’oiseaux. J’ai commencé à essayer d’apprendre à reconnaître leurs chants. Je pense que c’est ça qu’on entendrait, quelque chose d’assez calme.
L’artiste est à retrouver sur Instagram (@julidelporte_) et sur son site web.
Grandes Oreilles de Julie Delporte, éditions La Pastèque, 17euros.