Avec La Realidad, Neige Sinno se joue des codes du récit de voyage. Elle y raconte ses liens continus avec le Mexique, d’abord comme terre de passage, puis comme terre d’accueil.
Dans la vie de Neige Sinno, tous les chemins mènent à La Realidad. Comme l’explique l’autrice, « [l]a Realidad est le nom d’un village situé dans les montagnes du Chiapas, au Mexique, où vivent des peuples autochtones à l’origine du soulèvement zapatiste ». Alors lectrice dans le Michigan, Neige Sinno tente de s’y rendre avec son amie Maga. Le voyage dans les montagnes est laborieux, l’issue incertaine. Maga veut donner au sous-commandant Marcos « deux gros volumes de théorie marxiste » qui justifieront que deux jeunes femmes Européennes travaillant dans une université « yanqui » fassent un tel voyage. L’autrice n’a pourtant jamais pu s’y rendre.
À la fois lieu réel et chimère inatteignable, La Realidad devient peu à peu une métaphore au fil du récit. Puisque « realidad » se traduit par « réalité » en langue française, l’enjeu du livre se situe dans cette recherche du réel : peut-on l’atteindre, le comprendre, y accéder par ses souvenirs, l’écrire, le retranscrire ? Chemin faisant dans son récit, l’autrice s’appuie sur son point de vue de « Française née à la fin des années 1970 et dont la vision du monde et la culture étaient jusque-là essentiellement livresque ». Ses chemins de traverses prennent alors les noms d’Antonin Artaud et de J. M. G. Le Clézio entre autres.
Ce qui est certain c’est que nous ne sommes jamais arrivées à La Realidad. Comment ne pas prendre cela comme un présage, une prophétie, un signe, un message ? Au fil des ans cette constatation se rappelle à moi, cette idée que nous n’y sommes pas arrivées, et que nous n’irons peut-être jamais à La Realidad.
Neige Sinno, La Realidad
Déconstruire les récits
L’une des principales et souvent explicites fonctions du récit de voyage réside dans sa valeur testimoniale, dans la capacité de celui ou celle qui raconte, à parler du réel sans y déroger. L’auteur·ice y relate le plus fidèlement possible (avec des écarts esthétiques bien sûr) ce qu’il ou elle a vu, pensé et sélectionné du monde. Neige Sinno se confronte à cet impératif tout en admettant les licences poétiques et les détours. Le récit avance par aller-retour et par blocs aussi fragmentaires que la mémoire.
En se confrontant à l’altérité, c’est elle-même que Neige Sinno choisit de décrire. Puisque « [n]ommer l’autre, rêver la culture de l’autre, c’est une violence que l’Occident exerce depuis des siècles, et c’est peut-être même constitutif de notre rapport au monde », l’autrice fait un pas de côté dès qu’elle le peut. Elle précise sans cesse la perspective qui est la sienne, rappelle qu’elle ne comprend pas grand-chose au monde qui l’entoure. Neige Sinno fait de voyages passés des sentiers dialectiques et des pistes de réflexions vers ce qui la touche directement : le viol, le patriarcat et le capitalisme.
À première vue, La Realidad se place bien loin de Triste tigre, témoignage sur l’inceste dont Neige Sinno a été victime pendant son enfance. Les montagnes du Mexique sont loin des montagnes françaises où l’autrice a grandi. Pourtant ce récit de voyage devient peu à peu le miroir de son récit précédent. Les deux livres ont été rédigés en parallèle et tournent autour de cette même question épineuse et centrale du témoignage. Il est difficile, voire impossible d’accéder à la réalité dans son entier nous rappelle Neige Sinno. C’est là que réside à la fois le but, l’échec et la beauté de la littérature.
Quand tout est sans dessus dessous, que plus rien ne répond aux commandes, que tout est emmêlé de manière inextricable, dans un joyeux et tragique fracas, les Mexicains appellent ça un desmadre, une situation où il n’y a plus de mère, c’est-à-dire plus de boussole, plus de pilier auquel se raccrocher, plus de sein nourricier où trouver confort et secours. Voilà où on en était.
Neige Sinno, La Realidad