La 47ème édition du Cinéma du Réel a proposé, cette année encore, sa sélection militante sobrement intitulée Front(s) Populaire(s). Véritable reflet du festival qui s’est déroulé, pour la première fois depuis 1978, hors du Centre Pompidou, les neuf films présentés ont proposé des réflexions sur le déplacement forcé, l’identité et la résilience.
Si la sélection Front(s) Populaire(s) du Cinéma du Réel 2024 proposait une ouverture historique et mondiale, avec des films comme L’Évangile de la révolution, R21 AKA Restoring Solidarity, ou le très acclamé No Other Land, celle de 2025 proposait une base plus européenne et contemporaine. Au programme, cinq productions françaises : Nos esprits sont comme occupés de Joana Dos Reis (2025), J’entends que les sirènes de Donatienne Berthereau (2025), Pédale Rural de Antoine Vazquez (2025), Il a suffi d’une nuit de Emanuelle Bidou (2025), et Devant – Contrechamp de la rétention de Annick Redolfi (2024) ; une belge : From Afar de Gilles Vandaele et Martijn De Meuleneire (2025) ; une suisse : Dom de Svetlana Rodina et Laurent Stoop (2024) ; une dominicaine : Colosal de Nayibe Tavares-Abel (2025) ; et, enfin, une coproduction franco-brésilienne : Chansons d’exil de Dado Amaral (2025).

Mais cette moindre ouverture à l’internationale n’a pas, pour autant, diminué la qualité des films sélectionnés, ni leur force. Car, une fois encore, la sélection s’est voulue reflet des luttes contemporaines, tout en faisant écho, de façon anecdotique, au festival lui-même. En effet, la fermeture du Centre Pompidou a forcé le festival à avoir lieu en dehors de ces murs, loin de son écrin historique. Et alors que les festivaliers se baladaient de salles en salles au cœur du Quartier Latin, les enjeux d’identité, d’exil, et de déplacements forcés de populations, ont constitué le cœur de la sélection Front(s) Populaire(s), édition 2025.
Qui suis-je ?
Des exilés politiques aux personnes queer vivant en milieu rural, une même question sous-tend chaque film : celle de l’identité, de son évolution, et de ses formes multiples. Pour Nayibe Tavares-Abel, dans Colosal, cette question se traduit en une véritable quête philosophique. La réalisatrice recréé son arbre généalogique et retrace l’implication de sa famille dans la politique de la République Dominicaine, entre autoritarisme et démocratie libérale.
Dans From Afar et Devant – Contrechamp de la rétention , l’identité prend, pour les migrant·e·s enfermé·e·s dans des centres de rétention, une forme administrative violente : ce sont leurs papiers qui les définissent aux yeux des autorités. Enfin, pour Benoît de Pédale Rurale, c’est sa sexualité dans un milieu rural hostile qui l’empêche de vivre pleinement sa vie, et de s’affirmer en tant que personne.

Pouvoir être identifié·e, ou bien s’identifier soi-même à quelque chose, devient, dans ces films, un enjeu nécessaire à la vie en société. Mais, à cela s’ajoute l’idée d’une résistance : celle qui voit les protagonistes des films refuser l’assignation forcée à une identité. Les témoignages des personnes séropositives, dans Il a suffit d’une nuit, mettent en lumière une volonté de s’émanciper de l’étiquette de « malade atteint·e du VIH », qui les définit parfois aux yeux des autres. Iels préférent parler d’eux à travers leurs relations amoureuses, leurs enfants, leurs voyages. En somme, leurs vies, plus que leurs rendez-vous médicaux, qui ne sont qu’une partie de leur histoire.
La réponse que cherchent les protagonistes n’est jamais très simple. Il faut passer par un questionnement long et complexe qui dure parfois plusieurs années, à l’instar de Marcia Tiburi et Jean Wyllys, deux auteur·rice·s brésilien·ne·s exilé·e·s en France et en Espagne suite à l’élection de Bolsonaro, et la multiplication des menaces de mort les ciblant. Iels s’interrogent sur leur statut d’exilé·e·s politique pendant plus de cinq ans. Jusqu’à quand ce dernier leur sera-t-il conféré ? Passer outre cette étiquette est-il seulement envisageable ? Peuvent-iels espérer être un jour des « habitant·e·s » d’un territoire, comme peuvent l’être leurs voisin·e·s ?
Car de fait, une fois la quête initiatique finie, c’est un autre combat qui se lance : celui de l’acceptation par les autres. C’est le début de la lutte contre les idées reçues, les préjugés, le racisme, l’homophobie… Bref, la lutte pour les droits sociaux, qui donne son nom à cette sélection.
Où suis-je ?
Pédale rurale fait de la volonté d’affirmer son identité et de se montrer un enjeu majeur dans la composition de sa propre identité. Le titre du film sonne comme un rappel : l’on ne peut penser cette quête qu’en rapport avec le territoire dans lequel elle s’inscrit. Si, dans les espaces urbains, le tissus associatif LGBT+ est mieux organisé et plus dense, et si des quartiers historiques et des lieux de rencontres existent, tout comme des Pride annuelles, les communautés LGBT+ rurales sont plus fragmentées. La distance entre les villages, la faible densité de population, et le manque de locaux, participent à cette fragmentation qui empêchent les rencontres et l’échange, et favorisent ainsi l’isolement social.
En organisant la Pride de Thiviers, Benoît créé un élan permettant aux habitants LGBT+ du Périgord vert d’affirmer leur identité dans un espace qui leur semblait hostile et réfractaire. Appartenir à un espace, à un territoire, est donc un enjeu majeur de la quête identitaire. Mais il arrive qu’une personne soit obligée de quitter son habitat, volontairement ou non, à cause de la guerre, de sa situation économique, voire, plus récemment, pour des raisons climatiques.
Les films de la sélection regorgent de personnes qui se retrouvent déplacées. Les exilé·e·s politiques de Dom et Chansons d’exil, les immigré·e·s de From Afar et Devant – contrechamp de la rétention, les sans-abris expulsé·e·s de J’entends que les sirènes, tous·tes doivent quitter leur territoire, abandonner leurs habitudes, leurs affaires, leurs familles, le plus souvent pour se retrouver dans un milieu hostile qui rejette les nouveaux·elles arrivant·e·s.

Ce qui renforce d’autant plus ces destins tragiques et cette impossible intégration au territoire, c’est peut-être l’effacement presque complet des corps de ces déplacé·e·s dans les deux films parlant des centres de rétention. Dans From Afar, ce ne sont que des silhouettes derrière une vitre, ou une voix derrière un mur. Dans le film d’Annick Redolfi, ce n’est qu’à travers les témoignages des proches leur rendant visite, ou les quelques voix off qui parcourent le film, que les détenu·e·s s’incarnent.
En fin de compte, ce n’est qu’à travers la lutte que ces personnes deviennent visibles. Dans le cortège d’une manifestation dans J’entends que les sirènes, ou par la continuité des activités d’opposition pour les Russes de Dom.
Je suis, je reste
Dans cette sélection très politique où les luttes pour les droits sociaux sont si fortement marqués, Nos esprits sont comme occupés apparaît comme un OVNI. Se déroulant pendant le confinement, centré autour de deux femmes qui filment leur quotidien et quelques sketches, le film semble daté, voire hors sujet. Mais sa place dans la programmation du festival – projeté en dernier – permet au film de prendre tout son sens. Le quotidien d’Alice et Joana est un exemple de résilience. Elles ne laissent pas le confinement les atteindre, et continuent d’être créatives et joviales. Elles répandent leur joie autour d’elles.
Et cette résilience est la même pour tous·tes celles et ceux que la sélection montre en train de lutter. Dans chaque film, les protagonistes se battent pour pouvoir vivre dignement, s’aimer librement, contre l’extrême droite et l’autoritarisme. La lutte continue, encore et toujours, et rien ne pourra faire taire les voix qui s’élèvent contre partout dans le monde.

Et c’est aussi l’adaptabilité des militant·e·s qui est mise à l’honneur. Les exilé·e·s trouvent toujours un moyen de faire valoir leurs voix. Celles et ceux qui aident les migrant·e·s arrivent à les contacter et à les aider, malgré les murs des centres de rétention. Les LGBT+ ruraux ont réussi à faire une Pride malgré la faible densité de population sur le territoire, et les réticences locales. La résistance est ici montrée comme une pratique.
Au final, c’est le festival lui-même qui, à travers cette sélection, retrace sa propre lutte contre le Covid-19 et le confinement, contre la fermeture du Centre Pompidou, contre les coupes budgétaires et l’extrême droite. Le Cinéma du Réel met en avant les luttes sociales et les accompagne, jusqu’à en devenir un acteur principal dans le monde du cinéma documentaire.