À la UneCINÉMAFestivals

CINÉLATINO 2025 – Rencontre avec Eva Morsch Kihn : « Le festival s’est construit en miroir de l’évolution des cinémas d’Amérique latine »

© Julie Imbert

Eva Morsch Kihn est coordinatrice de plusieurs comités de sélection, ainsi que des activités professionnelles de Cinélatino, Rencontres – et le mot est essentiel – de Toulouse. Un rôle clé, aux multiples facettes, dont elle explique les enjeux.

Pouvez-vous vous présenter, et parler de votre rôle au sein de Cinélatino, qui est un relai important pour les cinémas d’Amérique latine ?

Je m’appelle Eva Morsch Kihn, et je coordonne une partie des comités de sélection du festival : Compétition Long métrage de fiction, Reprises, Découvertes Fiction, et le Focus. Je m’occupe aussi de coordonner l’ensemble des activités professionnelles de la plateforme professionnelle. 

Avant, je m’occupais uniquement de la plateforme professionnelle ; je mène ces deux activités depuis 2016.

C’est un travail conséquent.

Oui. C’est assez intense, mais ça s’articule très bien. Les deux pôles se nourrissent l’un de l’autre. C’est plutôt exponentiel, en fait. Avoir un pied dans chaque partie du festival permet vraiment d’harmoniser, et de faire coïncider, beaucoup de choses. Lorsque c’est divisé, les deux branches ont parfois tendance à évoluer de façon non coordonnée. Là, c’est beaucoup plus simple de créer des ponts, de voir quelles sont les difficultés rencontrées, et d’essayer d’y répondre. Par exemple, cela permet de voir qui peut intervenir comme consultant·e sur des projets de la plateforme professionnelle. Ça offre beaucoup de liberté. 

Depuis sa création, vous avez vu évoluer Cinélatino au fil des années. Comment le festival a travaillé à la mise en lumière des cinémas d’Amérique latine ? Ces derniers rencontrent des enjeux majeurs, notamment sur des aspects politiques. 

Le contexte de création de festival est assez symbolique. De fait, il a été créé par une association de solidarités avec l’Amérique latine. En fait, cette fédération a transformé la solidarité politique, économique, et sanitaire, avec l’Amérique latine, en une solidarité culturelle. C’était au moment où la dernière dictature d’Amérique latine est tombée – celle du Chili. 

C’est vraiment un changement d’orientation de l’énergie que ce groupe de personnes portait en lui. La solidarité restait au cœur du projet, mais passait principalement par l’industrie culturelle. Cela permettait de soutenir une forme de reconstruction dans certains pays, et de donner de la visibilité, ici, aux cinéastes. L’objectif était que les films soient vus, qu’ils circulent. 

D’emblée, ou presque, Guy Boissières, qui est l’un des fondateurs de Cinélatino, a insufflé dans l’ADN du festival sa perception du soutien que pouvait apporter cette structure aux questions de distribution et d’exploitation. Au bout de deux ans, il devait déjà y avoir une espèce de décentralisation, avec un festival hors-les-murs, ainsi que des actions éducatives. 

Ainsi, plusieurs aspects sont déjà chevillés au corps du projet. Ça n’a jamais été un festival qui s’est réclamé, ou qui s’est ressenti, comme une vitrine. Il y a toujours eu de l’action, notamment à travers la régionalisation qui, en plus, a évolué. Aujourd’hui, on est à 70 salles, 200 séances, et 15 films. On n’a évidemment pas commencé comme ça.

Alors, comment avez-vous commencé ?

Les actions éducatives, c’était forcément plus artisanal. En plus, à l’époque, les cinémas d’Amérique latine n’était pas perçus de la même façon que le cinéma espagnol. Il y avait tout un travail à faire là-dessus. En 90-91, des films latino-américains, il y en avait très peu. C’était encore du 35mm. Ceux qui circulaient en France étaient encore moins nombreux. Il y avait peu de copies sous-titrées : il a fallu mettre en place le sous-titrage électronique. On avait un équipement dans chaque salle. 

Le festival a grandi parallèlement à la prise d’ampleur du cinéma latino-américain. Des cinématographies sont apparues dans des pays où il y avait vraiment très peu de cinémas. Ça s’est observé dans le cours de l’évolution du festival. Sa forme générale est restée similaire – dix jours en mars, etc. -, mais à l’intérieur, il s’est développé à travers les sélections, les thématiques, les rencontres professionnelles, les façons de faire. Ça a pris de l’ampleur, et cette vitalité s’est nourrie de celle des cinémas d’Amérique latine. 

On peut donc dire que le festival a, en quelque sorte, accompagné le développement du cinéma en Amérique latine ?

Oui. C’est comme un miroir, ici. Ça a toujours été comme ça. D’emblée, il y avait une grande liberté, au niveau des personnes qui géraient le festival, de faire des pas de côtés. Prendre plus de films, faire ce qu’ils ressentaient comme essentiel, suivre le mouvement des cinémas d’Amérique latine. Et, donc, sortir régulièrement du cadre qui était imposé. Il a fallu toujours trouver des façons de s’en défaire, même vis-à-vis de ce que pouvait être le précédent festival. L’idée était d’accompagner ce mouvement, afin de soutenir, de venir en appui, aux cinéastes, aux industries, et aux auteur·ice·s, à travers une intégration de cette industrie dans l’industrie française. 

Durant toutes ces années, et à l’heure actuelle, cela passe par la distribution des films, leur mise en circulation par la suite, et l’établissement de relations importantes avec les exploitant·e·s. Il s’agit aussi d’accompagner les invité·e·s qui viennent d’Amérique latine, et qui se déplacent dans au moins cinq ou six villes pendant leur séjour. Cela permet de créer une culture du cinéma latino-américain depuis 37 ans dans toute la région. Les exploitant·e·s de la région Occitanie ont une connaissance assez fine de la création au sein des cinémas d’Amérique latine. À force, il y a un public qui s’est créé. Des distributeur·ice·s nous disent qu’il y a des films qui marchent mieux à Toulouse qu’ailleurs – qu’à Paris, par exemple. C’était le cas, par exemple, pour Mémoire d’un corps brûlant (Antonella Sudasassi Furniss, 2024). C’est très intéressant.

Tout ça est très modeste, mais l’idée, c’est quand même d’être actif·ve, acteur·ice, de tout ça, et de soutenir les cinémas de ces territoires toutes les façons. 

Vous évoquiez les actions éducatives. La question de l’intégration des jeunes publics au sein de ce type d’événement, ainsi que celle des films qu’on leur montre, et de ce qu’on leur en dit, doit demander beaucoup de travail en amont. Comment cela se concrétise-t-il dans la région ?

L’idée c’est de transmettre le goût, plus que d’éduquer. C’est vraiment donner envie, créer l’appétit, en proposant des films qui racontent des histoires qui sont proches, mais qui n’ont pas un reflet immédiat, ce qui fait qu’il y a une mise à distance possible. Et puis, c’est festif. Dès qu’on peut, on essaye de les faire venir, pour qu’ils voient la cour, les apéros, tout ça. Voilà, le cinéma, la culture, c’est quelque chose de chouette. Ce n’est pas réservé à certaines personnes. Il y a un aspect de démocratisation, d’élargissement des publics, qui est très important dans le cœur de toutes les personnes qui travaillent ici. 

Cinélatino est une rencontre cinématographique importante pour la région, et s’inscrit au sein d’une longue liste d’événements et d’actions mises en place en Occitanie. On peut parfois avoir le sentiment que beaucoup d’actualités culturelles ne sont encore accessibles qu’à Paris, mais la décentralisation est en œuvre, et en grande croissance, depuis de nombreuses années. Le festival, dynamique et fructueux, en est le reflet. 

Sur cette différence entre Paris et les régions, j’ai l’impression que c’est un problème que se posent uniquement les gens qui sont à Paris. En fait, en région, les yeux sont tournés ailleurs. Ici, c’est vers Barcelone. Pas vers Paris. Il se passe énormément de choses. Beaucoup de personnes sont venues s’y installer. 

En région Occitanie, grâce à la fusion des régions, il y a quand même eu un dynamisme au niveau de la filière audiovisuelle. En Midi-Pyrénées, on en a beaucoup bénéficié, et on a apporté d’autres choses. Ici, il y a une école de cinéma, avec des étudiant·e·s en réalisation, etc. Et, de fait, il y a un vivier incroyable. Il y a 94 festivals rien que sur la région Occitanie, et un très grand nombre d’écoles de cinéma. Il y a au moins 70 salles de cinéma, qu’on peut multiplier par deux, pour le nombre d’écrans. On a une agence de films, et il y a trois ou quatre séries quotidiennes sur chaîne qui se tournent. Il commence à y avoir des résidences. 

En fin de compte, on est plus en relation avec la Nouvelle-Aquitaine, avec Barcelone, ou avec le réseau des festivals – quasiment la moitié de la France : Poitiers, Marennes, Grenoble, etc. -, qu’avec Paris. C’est un peu bizarre. C’est comme si c’était une petite région, quelque part, qui est finalement très fermée sur elle-même, et qui ne se rend pas compte qu’autour, tout a vraiment changé. Et de fait, il y a un tas de choses qui se construisent, et de liens qui se créent, d’un festival à l’autre, d’un événement à l’autre, entre les producteur·ice·s, etc. 

Il existe donc tout un tissu de relations entre les différents agents de l’industrie cinématographique, extérieurs à Paris.

Oui. Tout cela, ça dynamise vivement aussi la relation qu’il y a entre le festival et le reste de la filière. D’ailleurs, Cinéma en construction, un programme que l’on organise depuis 2001, n’avait, jusqu’à il y a cinq ans, que des partenaires de région parisienne : Titrafilm (qui est un partenaire historique et fidèle), Comme une image, Mactari, la CCAS, Ciné+, etc. C’était inenvisageable de faire autrement.

Et puis, par exemple, Jean-Guy Véran, qui a co-fondé Mactari, a déménagé en Corse. Notre partenaire sera donc un studio corse. Sur la postproduction image, c’est à Montpellier. Le son, c’est à Cahors. Chacune de ces entreprises est d’un niveau international. Il y a donc aussi des choses qui bougent à ce niveau-là, et qui sont le signe que tout cela se recompose. Pour nous, c’est très important de pouvoir compter sur ces partenaires qui ont une force et une expertise de très haut niveau. Pour participer à Cinéma en construction, vu le niveau d’excellence et les enjeux que cela implique, il faut forcément que les sociétés aient l’habitude du cinéma, un réel niveau d’exigence, de bons équipements, etc. Avec les années, cela s’est imposé.

Et puis, maintenant, on est aussi sur de l’international. La Confédération Internationale des Cinémas Art et Essai (CICAE) est un partenaire historique. On travaille également avec Europa Distribution – au niveau européen, ce sont 150 distributeur·ice·s européens – et le Producer Network, le marché du film. 

Concernant « Cinéma en construction », les résultats semblent être à la hauteur de vos espérances, voire les avoir dépassées.

Disons que nous, on présente six films. Dans 80 % des cas, voire 100 % selon les années, certains films sont sélectionnés en catégorie A des festivals. Et ici, il y a des vendeur·euse·s et des distributeur·ice·s qui viennent, pour scruter ce qui arrive, juste avant Cannes. 

Il y a énormément de films qui sont montrés dans leur version finalisée : le montage, l’étalonnage et le mixage ne sont pas finis. Il peut manquer des séquences. On est vraiment dans une étape de travail. C’est très important de le signaler. Ces films sur le point d’être achevés, des professionnel·les·s et des structures viennent les voir, parfois depuis 21 ans, et reviennent chaque année. Ça se renouvelle, mais le rendez-vous n’est pas manqué. 

Parmi tous les films reçus pour chaque sélection, une vingtaine, au maximum, sont retenus. Comment se déroule ce choix ?

Alors, il y a plusieurs comités. Chacun a son angle d’approche par rapport, déjà, à un genre. Un documentaire, un court, un long, une animation, etc. Cette année, on expérimente un programme entier de courts métrages d’animation. Étant donné que la filière animation est très présente à Toulouse, et offre une grande expertise, elle bénéficie d’une notoriété et d’une reconnaissance à l’international. 

Après, le festival, même s’il est latino-américain, reste généraliste. C’est ce qui peut traverser l’ensemble des comités. La programmation ne va pas chercher à refléter uniquement une tendance bien spécifique d’une cinématographie latino-américaine. Le regard est le plus large possible, parce que l’essence du festival est de faire découvrir les cinémas d’Amérique latine à des publics qui sont très différents. Chaque spectacteur·ice aura envie de quelque chose en particulier. On essaye de faire en sorte qu’il y ait du plaisir et de la découverte pour tout le monde. 

En plus, d’un autre coté, comme le festival a été créé pour soutenir les cinématographies et les cinéastes de manière générale, ce serait dommage de ne représenter qu’une seule famille de cinéma. L’objectif, au contraire, est d’élargir les sélections aux cinémas d’Amérique latine dans toute leur variété, leur complexité, leur richesse, leurs facettes. 

Avez-vous des critères précis de programmation ?

Par exemple, on peut aussi bien trouver un Albertina Carri en Otra Mirada, qu’un film comme celui d’Anna Muylaert, A melhor mãe do mundo, de l’autre côté du spectre. Là où l’on va être particulièrement vigilant·e·s, c’est sur la qualité des coups de cœur que l’on peut avoir envers les films. Il faut vouloir les porter, les faire découvrir. On essaye de donner envie aux gens de se déplacer, et d’imaginer le public qui les verra. Quel que soit le film que ces personnes vont voir, elles peuvent ne pas l’aimer, en dire : «  Ce n’est pas un film pour moi  », mais, par contre, toujours le trouver intéressant. C’est vraiment ça, la façon de penser la programmation. 

Ensuite, il peut y avoir, selon les comités, plus d’affirmation envers une diversité géographique, ou une recherche d’égalité de genre. Ça, c’est sûr que ça nous traverse, à différents degrés. Après, il y a des comités qui vont être plus volontaristes que d’autres à ce sujet. Nous, par exemple, cette année, on a quasiment une égalité hommes-femmes dans la sélection de la Compétition Long métrage de fiction. Elle n’a pas été nécessairement cherchée, et répond aussi à une sensibilité envers ce qui nous a été proposé. Cela dit, bien sûr, on y fait attention.

Ce sont de nombreuses discussions. Quand il faut pondérer, ou qu’il y a des équilibres à trouver, on réfléchit à la manière de faire les choses. Il y a beaucoup d’éléments qui rentrent en ligne de compte. À commencer par ce qu’apporte le film dans l’ensemble de la sélection, par exemple. 

Et, depuis cette année, vous avez intégré au comité artistique des cinéastes latino-américain·e·s.

Oui. Il faut préciser que le comité artistique n’est pas le comité de sélection. C’est un conseil artistique. Pour cela, on a sollicité Albertina Carri, Santiago Lozano Álvarez, et Marco Panatonic. Tous·tes trois appartiennent à des familles de cinéma totalement différentes, et présentent des trajectoires variées. L’objectif était de nous donner un peu de temps pour nous faire des retours, afin de pouvoir discuter ensemble de la programmation, et de construire une réflexion à partir de celle-ci. À côté de cela, les comités de sélection sont évidemment mixtes en termes de genres et de nationalités. Ce comité artistique, c’est vraiment un espace dédié à ces conversations autour du contenu et la création, et ce à travers l’échange des points de vue. 

You may also like

More in À la Une