Culte, archi culte, Requiem for a dream (Darren Aronofsky, 2000) fête son 25e anniversaire avec une ressortie en salles. L’occasion de revenir sur un film aussi marquant qu’ambivalent.
Harry (Jared Letto) est amoureux de Marianne (Jennifer Connely). Il aime aussi sa mère, Sara Goldfarb (Ellen Burstyn), qu’il ne voit pas souvent. Et il passe la plupart de son temps avec son ami Tyrone (Marlon Wayans). Tous·tes vivent à New-York, et si l’on en se tenait à cette description, l’on aurait bien du mal à saisir en quoi Requiem for a dream agit comme un véritable électrochoc lors de son passage à Cannes en 2000, puis au moment de sa sortie en France en 2001.
Car au milieu de cet écosystème relationnel, un élément perturbateur s’immisce, déployé en plusieurs déclinaisons : les drogues, que l’on appellera ici substances (psychotropes)[1]. De l’héroïne et cocaïne pour Harry, Marianne et Tyrone, aux amphétamines et benzodiazépines, pour la mère du premier, Darren Aronofsky s’attache à analyser les causes et les conséquences psycho-sociales et physiques de la consommation de substances chez ses protagonistes.
Mais cette approche pragmatique et anti-moralisatrice des usager·ère·s de drogues, aussi rare que pertinente, finit par se heurter à un parti pris scénaristique éculé. Pourtant pensé comme un film choral, suivant, donc, la trajectoire de quatre consommateur·ice·s de substances, Requiem for a dream fait ainsi le choix racoleur, à mi-parcours, de les unifier dans un geste aussi caricatural que préjudiciable.
A la phase ascendante associée aux premières prises – rushs d’euphorie, de créativité et vagues de détente – et à une première partie du film, répond en effet une phase inéluctable descendante bien plus sombre et durable : celle qui mène à la déchéance physique, morale, et psychique de chaque personnage.
Si Requiem for a dream commence donc comme un film sur les usager·ère·s de substances, il se transforme malheureusement bien vite en clip anti-drogue, digne des grandes heures de la fameuse war on drugs. Ce qui n’a rien d’étonnant quand on connaît les films du réalisateur réalisés dans le cadre du Meth Project, où il associe systématiquement les usager·ère·s de meth à des voleurs violents, amoraux, et par nature, hors de la société.
Trouble dans l’usage de substances
Mais reprenons depuis le début. Sara Goldfarb vit seule dans son appartement de Coney Island. Isolée et dépressive, elle suit avec une régularité à faire pâlir les plus grands horlogers suisses, son émission de TV favorite : « Juice by Tappy ».
Son fils, Harry, est un consommateur d’héroïne sans emploi. De sa mère, il hérite sa régularité, lui volant ainsi sa télé à intervalles réguliers pour pouvoir payer sa consommation.
La famille Goldfarb fait ainsi partie des classes populaires de la société américaine. Un ancrage social que Darren Aronofsky rend sensible tant par les décors, que par les pratiques et aspirations de ses personnages.
Sara rêve de faire partie du show qu’elle regarde quotidiennement. La profondeur de sa solitude et de sa tristesse, est rendue sensible lorsqu’elle reçoit un courrier lui signifiant qu’elle a été sélectionnée pour participer à ladite émission. Cette nouvelle lui confère une nouvelle place sociale au sein de son immeuble. Surtout, elle lui donne une nouvelle raison de se lever le matin.
Seule ombre au tableau : Sara ne parvient plus à rentrer dans sa robe rouge préférée. Celle qui la fait briller aux yeux de tous·tes. Obsédée par son poids, celle-ci finit donc par faire appel à un médecin peu scrupuleux, qui lui prescrira des amphétamines pour maigrir – comprendre, pour couper la sensation de faim – et, vous en reprendrez bien un peu !, des benzo’ pour la faire dormir.
Si la magie des amphèt’ opère les premiers jours, la tolérance et l’accoutumance au produit conduisent la femme à augmenter les doses de façon exponentielle, jusqu’à sombrer dans le cauchemar de la dépendance.
Triste personnage, triste destin, à lire en regard de celui de son fils, Harry, et de son entourage, Marianne et Tyrone.

Au début de Requiem for a dream, les trois jeunes, bien qu’un peu paumé·e·s, ne sont pas encore de celleux que la société nomment toxicomanes. Iels sont des consommateur·ice·s, certes réguliers, d’héroïne. Mais leur usage est avant tout occasionnel, et circonscrit à certains contextes. L’héro accompagne les sessions de production et d’écoute de musique, et permet à Marianne et Harry de partager des trips durant lesquels iels se prennent à rêver d’un avenir commun.
C’est que dans cette première partie du film, Darren Aronofsky fait tomber une barrière usuellement mobilisée dans le débat public : celle qui distingue les drogues dites dures, des drogues dites douces. Il la remplace par une distinction plus fine, et plus juste : celle qui s’opère entre usages « doux » – ou non problématiques – et « durs » – qui ont des conséquences aussi bien sur physiques que sociales sur les consommateur·ice·s.
La mécanique des substances
En ce sens, l’une des raisons du succès de Requiem for a dream réside certainement en son montage ultra-dynamique, et expressif. Qui n’a jamais vu ces séquences dans lesquelles Darren Aronofsky fait se succéder à une vitesse folle les gestes et effets associés aux prises de substances ?
Que celles-ci se fassent par voie nasale (l’on voit alors le très cliché, et pas du tout RdR[2] compatible, billet transformé en paille aspirer une ligne de poudre blanche), ou par injection en intraveineuse, elles mènent toujours à la dilatation de la pupille du consommateur. Comprendre : à une altération du fonctionnement du système central nerveux. Que ce soit par sa stimulation (amphétamines, cocaïne), ou par sa dépression (héroïne, benzodiazépines).
Si ce montage souligne bien un lien de cause à effet entre la prise de produit et l’altération de la conscience des protagonistes, il ne porte pas en lui-même le principe de dépendance à ladite substance. Le geste devient problématique à partir du moment où il devient mécanique, fréquent, et, in fine, quand celui qui l’exécute ne connaît plus aucune limite.
Car Darren Aronofsky prend bien soin d’ancrer ses personnages dans des réalités psycho-sociales hétérogènes qui vont mener au glissement de ces dernier·ère·s du statut de consommateur·ice·s de substances, à celui de « toxicomanes ».
Si Sara et Harry Goldfarb, sont pauvres et isolé·e·s, Marianne, elle, est issue des classes aisées de la société américaine. Ses parents sont riches, et elle est aspirante styliste. Tyrone, quant à lui, est un jeune afro-américain plus proche, socialement, de Harry que de Marianne. Tous·tes quatre, pour des raisons différentes, souffrent de dépression. Et c’est bien la combinaison de tous ces facteurs psycho-sociaux qui vont faire passer leurs usages de substances d’occasionnels et cadrés, à pathologiques, soit sans limites.
Et c’est alors le montage si caractéristique de Requiem for a dream qui devient une clé de lecture essentielle à la compréhension de ce glissement. Seulement, cela se fait par l’augmentation de sa fréquence, plutôt que par sa simple existence.

Pathologisation contre moralisation
En optant, dans la première partie de son film, pour ces partis pris narratif et esthétique, Darren Aronofsky qualifie ainsi la dépendance aux substances comme une pathologie. Il met en avant un véritable trouble de leur usage. Trouble qui vient brouiller, voire détruire, les limites du cadre dans lequel les substances étaient prises au début du film.
Dans la première partie de Requiem for a dream, les protagonistes, et plus généralement les personnes souffrant d’un trouble de l’usage des substances, ne sont pas montrées comme des monstres déviants, uniques responsables de leur sort. Ils sont des malades qu’il faut soigner. Et dont la pathologie est, en partie, conditionnée par des causes psycho-sociales. En ce sens, le personnage de Sara Goldfarb est exemplaire, tant il incarne en tous points les conséquences de l’illusion et de l’échec du rêve américain, sur toute une partie de la population états-unienne.
Ironiquement, cette vision pragmatique et anti-moralisatrice des usager·ère·s de drogues, se trouve contredite au sein-même de l’institution médicale. Dans Requiem for a dream, Darren Aronofsky, soutient une critique féroce de celleux censé·e·s soigner tous·tes les malades sans discrimination. De façon caricaturale – quoique – via le personnage de Sara Goldfarb, qui ira jusqu’à subir des électrochocs dans une unité psychiatrique s’employant à nier aussi bien son intégrité morale que physique. Mais aussi, dans le geste abject du médecin refusant de soigner l’abcès infecté d’Harry, préférant ainsi appeler la police afin de, littéralement, l’assigner à la place qu’il considère être la sienne : en prison.
Ce glissement vers la pathologisation de certain·e·s usager·ère·s de substances, s’incarne dans un aspect bien particulier et bien cerné par Darren Aronofsky. En effet, s’opère ici un changement de paradigme, dans lequel les comportements et gestes de Harry, Marianne, Sara, et Tyrone, échappent à une grille de lecture rationnelle.
Le meilleur exemple est sûrement à aller chercher dans un geste incompréhensible de Harry. Ce dernier se piquant à l’endroit même de son abcès infecté. Bien que caricatural – la réalité de ce geste étant compromise, les « toxicomanes » ne perdant pas tout discernement – ce geste permet de comprendre que les usages problématiques de substances psychotropes s’inscrivent en dehors du cadre de la rationalité sanitaire. Comprendre : la finalité fixée, en conscience ou non, par l’usager – maigrir pour rentrer dans sa robe rouge pour Sara, ou bien atténuer les effets du sevrage forcé pour Marianne et Harry – l’emporte sur un usage à risque élevé, et surtout, connu pour sa santé.
De là, des comportements et pratiques de plus en plus incompréhensibles pour les spectateur·ice·s. Malgré la mise en garde précise et désespérée de son fils, Sara Goldfarb augmente ses doses ; Marianne se prostitue pour obtenir un gramme d’héro ; et Harry continue de se piquer au même endroit, alors même que son bras a viré au noir.
Une fin racoleuse et préjudiciable
Et c’est en cet endroit que Requiem for a dream opère un virage à 180°. Jusqu’alors pragmatique, son approche s’en retourne à un moralisme de bas étage. La singularité des personnages se trouve dévorée par une ambition scénaristique et esthétique racoleuse, les sacrifiant au profit d’une fin en forme de crescendo gore et insoutenable.
C’est une véritable bascule qui s’opère. Alors que l’approvisionnement en substances devient compromis pour les quatre personnages, Darren Aronofsky prend le parti de séparer leurs trajectoires, mais cela, seulement d’un point de vue géographique. Tyrone et Harry abandonnent Marianne pour se diriger vers la côte Ouest, tandis que Sara se trouve internée dans un hôpital psychiatrique.

Et alors que le film s’employait à tisser les vies des personnages entre elles, d’une façon aussi complexe que réaliste, il les déracine de leur ancrage social pour les emmener sur le terrain d’une moralisation caricaturale. Sous couvert de multiplier les trajectoires, Requiem for a dream finit par substituer aux différents degrés d’usage des substances et des pratiques, une homogénéisation des parcours. La séparation physique, et surtout, l’apparente diversité des trajectoires, n’efface pas l’unité idéologique qui guide la fin de son film.
En l’espace de quelques minutes, Harry se fait amputer le bras, Sara Goldfarb, privée de mouvement et de parole, finit par subir une séance d’électrochocs, et Marianne fait l’objet d’un « jeu sexuel » insoutenable. Gageons que peu de spectateur·ice·s seraient prêt·e·s à revoir la fameuse séquence « ass to ass »…
Ainsi, alors même que sa structure scénaristique – quatre personnages déterminé·e·s par des caractéristiques psycho-sociales hétérogènes –, en forme de film choral, permettait à Requiem for a dream d’étudier la singularité du parcours de chaque usager·ère, il finit par leur associer une trajectoire unique et monolithique.
Le consommateur, devenu donc toxicomane, ne peut vivre autre chose que la déchéance morale, psychique, et physique. Ce qu’il faut bien appeler ici « esthétique du choc », renvoie ses personnages au statut de drogué·e, déchet d’une société qui continuera de fonctionner sans elleux.
Ce double parti pris esthétique et narratif, est un geste d’une grande violence qui tranche : Harry, Sara, Marianne, Tyrone, et tous·tes les autres, ne font plus partie de notre société.
A l’image d’une société qui oscille entre compréhension des addictions et de celleux qui en souffrent, et leur répression toujours plus féroce, Requiem for a dream entraîne ainsi dans sa chute narrative et esthétique ses propres personnages, victimes in fine d’une vision simplificatrice et racoleuse des substances – que l’on se doit donc ici de renommer drogues – de ses usages, et surtout de ses usager·ère·s.
Requiem For a Dream est de nouveau en salles depuis le 9 avril.
[1] Pour accompagner le discours anti moralisateur porté, en partie, par le film, l’on privilégiera ici le terme de substance (psychotrope), à celui de drogue. Qu’elle soit légale ou illégale, une substance psychotrope altère le fonctionnement du système central nerveux. L’on peut ainsi réunir sous une même dénomination les benzodiazépines (soumis au contrôle de l’État, par la délivrance d’ordonnance), et l’héroïne, dans un même groupe – hétérogène, évidemment. Cela permet de déplacer notre regard : il ne s’agit plus de discriminer les bonnes des mauvaises substances (distinction fondée sur une intuition morale), mais bien les différents types d’usage.
[2] Réduction des Risques