Il y a, dans les allées du CENTQUATRE-PARIS, comme un frisson partagé. Depuis le 5 avril 2025, le festival Circulation(s) y déploie sa quinzième édition. Circulation(s) se veut être un espace de confrontation, où l’image devient tantôt un vecteur de sensibilité politique, tantôt un outil de contestation.
Créé en 2011, ce festival s’est imposé comme l’un des premiers à dédier une véritable scène à la photographie émergente européenne. Avec une direction artistique confiée à six commissaires indépendantes — Clara Chalou, Carine Dolek, Laetitia Guillemin, Marie Guillemin, Emmanuelle Halkin et Claire Pathé —, Circulation(s) s’affirme comme une plateforme à la fois singulière et plurielle.
L’édition de 2025 déploie la cartographie mouvante d’un espace géographique traversé par des interrogations sur le territoire, l’identité et les frontières. Ces questionnements sont d’autant plus cruciaux à un moment où l’Europe, rongée par des nationalismes de plus en plus visibles, semble se fragmenter sous nos yeux. Les territoires deviennent le creuset des luttes identitaires. Liban, Tchétchénie, Îles Éoliennes, Guadeloupe, Lituanie : les artistes du festival Circulation(s) font parler ces espaces qui ne demandent qu’à être vus, entendus, et redéfinis.
Territoires de résistance
Ce parcours visuel répond aussi à l’hégémonie des récits dominants. Parmi les artistes invités, plusieurs franco-caribéen·nes réécrivent les récits coloniaux en reconstruisant, à partir de la mémoire et de l’intime, des histoires collectives longtemps invisibilisées. Sama Beydoun, dans sa série Mother Tongue, interroge les liens intergénérationnels à travers un médium particulièrement intime : la cuisine. Elle s’intéresse à l’héritage transmis de mères en filles, un rite à la fois culinaire, culturel et émotionnel. Par ce travail, Beydoun interroge l’identité à travers des gestes quotidiens, tout en s’opposant à l’idée d’une identité figée ou homogène.

Parallèlement, Anouk Durocher et Bissi, avec Alter Ego Fantasy, proposent un travail autour de l’identité comme processus de transformation continue. Cette série se distingue par son approche délibérément non conventionnelle. Elle invoque la multiplicité et semble jouer avec l’invisible, l’imprévisible, l’indéfinissable. Plus qu’une réflexion sur l’identité, elle interroge son mouvement. En défiant les normes sociales, ce travail s’articule autour d’une réinvention joyeuse et presque subversive de soi.
Des mémoires de lieux
Si ces œuvres abordent la question de l’identité par le prisme de la culture et de la transmission, d’autres séries se penchent sur la mémoire des lieux et les silences laissés par l’histoire. Dans un genre plus sombre, Tomasz Kawecki, avec sa série In Praise of Shadow, propose un environnement quasi surnaturel. Ses photographies, prises dans l’obscurité avec une lampe de poche, révèlent des paysages d’une Pologne post-industrielle à la fois hantés et d’une beauté morbide. Que reste-il lorsque les traces de l’histoire disparaissent ? Kawecki interroge les vestiges de notre civilisation, à travers des images où le corps, la matière et le paysage semblent se confondre dans un même gouffre de noirceur.

Cette réflexion trouve un écho dans le travail de Claudia Fuggetti. Dans Metamorphosis, l’artiste questionne notre relation à la nature, non plus comme simple objet de contemplation, mais comme un partenaire souffrant et exigeant. À travers des images aux couleurs saturées, elle cherche à montrer les plaies vives de paysages en souffrance. Plaies qui nous rappellent que la nature est une entité vivante qui exige notre attention et, peut-être, notre rédemption. Le monde naturel exige une attention et un respect renouvelés, et, peut-être, est-il est déjà trop tard pour espérer le réparer.
De l’intime, encore
Si l’obscurité du monde traverse cette édition, c’est dans l’intime que certaines œuvres révèlent leur dimension politique la plus forte. Lucija Rosc, avec sa série Babiščina, met en lumière la transmission intergénérationnelle à travers un objet symbolique : une dent d’or, transmise de la grand-mère à la petite-fille. Cet objet traverse les époques, porte en lui souvenirs et récits d’une histoire familiale, et de fait, devient un lien tangible entre les générations.

Focus sur la Lituanie
Le focus sur la Lituanie cette année ne déroge pas à la règle de cette édition 2025 de Circulation(s). Agnė Gintalaitė, avec Chasing Digital Truth, s’intéresse au rapport entre image et vérité à l’ère de l’intelligence artificielle. Ses photographies mélangent la réalité et la simulation, et remettent en cause notre compréhension de ce qui est vrai. Gintalaitėnous incite à réfléchir à notre rapport aux images numériques, leur manipulation et leur influence sur la mémoire collective. Que perdons nous à vouloir tout reproduire, tout simuler ?

Ce questionnement trouve un écho avec le travail de Visvaldas Morkevičius. Dans I Want to Tell You Something, l’artiste se concentre sur l’intime et la douleur du deuil. Ce travail se fait témoignage de la solitude et de la mémoire, et propose une réflexion sur la manière dont nous traitons les absences qui marquent notre existence. À l’heure des images de plus en plus virtuelles et artificielles, certaines expériences humaines continuent d’échapper à toute simulation.
Circulation(s), dans sa quinzième édition, se révèle une fois de plus un espace unique de réflexion et nous invite à une redéfinition radicale de notre réalité. L’Europe s’y dessine morcelée, à travers les corps, les objets, les souvenirs, les silences. Les artistes, par leurs regards, leurs gestes et leurs œuvres, tracent les contours d’un continent qui se cherche, se réinvente et se résiste.