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Rencontre avec Evelyne Grossman : « Le déséquilibriste est un artiste de la traversée des micro-désastres » 

© Mathieu Zazzo

Evelyne Grossman, dans L’art du déséquilibre, livre une pensée percutante et contemporaine sur l’expérience de l’instabilité et du dérangement comme possible force de vie. Rencontre.

Cet être qui trébuche, gaffe sans cesse et se gourre serait-il un déséquilibriste ? Toujours, il échappe de justesse à la chute en sachant se faire créateur. Evelyne Grossman publie L’art du déséquilibre, aux éditions de Minuit. Ce bel essai analyse la figure du déséquilibriste. Virtuose des « frôlages des catastrophes », il n’est pas un exemple de résilience mais un as de l’esquive. 

Tout ce que l’on peut dire pour l’instant c’est que par un mécanisme mystérieux et sans cesse à rejouer, le déséquilibriste-artiste est celui qui parvient à transfigurer les bévues du maladroit en éclaircie bouleversante, en œuvre d’art

Evelyne Grossman, L’art du déséquilibre

Critique littéraire et professeure de littérature française, Evelyne Grossman est l’autrice, entre autres, de L’Angoisse de penser (2008), Éloge de l’hypersensible (2017), La Créativité de la crise (Minuit, 2020). Son travail est à la croisée de la philosophie, de la littérature et de la psychanalyse. Elle observe, chez les êtres de bordures et dans les positions de contrepoint, l’étonnant mélange de résistance et de de vulnérabilité.

Comment est né L’Art du déséquilibre  ?

Ce livre est en quelque sorte la suite du précédent, La Créativité de la crise (Minuit, 2020), paru juste avant le confinement (et la fermeture des librairies !), et qui essayait de penser la création comme un apprentissage de l’insécurité. Sans parler encore de « déséquilibristes », j’analysais par exemple l’idée nietzschéenne d’un art de l’interprétation comme puissance d’instabilité et d’invention loin des diktats des théologiens et des maîtres à penser.

Comme Nietzsche, bien des artistes ont exploré une crise créatrice plus ou moins violente et féconde selon les individus, une crise à retraverser inlassablement, un va-et-vient instable et souvent poignant entre l’angoisse de penser, de créer, et la joie absolue d’y accéder ne serait-ce qu’un instant. C’est en cela que je dis que le déséquilibriste est un artiste de la traversée des micro-désastres. Il est celui qui parvient à transfigurer les échecs du maladroit, du raté ordinaire, en œuvre d’art. Ses tissages de paradoxes nous ouvrent des perspectives  !

Vous distinguez trois figures  : l’équilibriste, le déséquilibré et le déséquilibriste. Comment se distinguent-elles et s’articulent-elles  ?

Justement. L’équilibre est souvent présenté comme un idéal à atteindre, psychiquement ou socialement, en fonction d’une normalité présumée. Naturellement, la norme varie en fonction des individus, des époques et des cultures. Dans sa dimension magnifiée, l’équilibriste, le ou la funambule chez Jean Genet, Paul Klee ou Wim Wenders (Les Ailes du désir) est la version poétique de cet idéal, notre rêve d’une vie légère et comme en apesanteur. Mais l’équilibre a aussi un autre versant, plus sombre et potentiellement mortifère  : une symétrie pétrifiée où plus rien ne bouge ni ne déborde. Calme plat. C’est alors la grisaille, la tiédeur, l’absence d’originalité, le conformisme, voire la normopathie, cette maladie de la norme que j’évoquais dans La Défiguration. Ou encore, dans sa version cauchemardesque, c’est l’immobilité glacée des arsenaux nucléaires, l’équilibre de la terreur. 

Le déséquilibré pour sa part risque toujours de finir en exclu d’une société où domine un sévère idéal d’équilibre. Il est l’asocial, le fou ordinaire, le désaxé qui penche trop d’un côté ou de l’autre. On l’évite, on le met plus ou moins gentiment à l’écart  ; si on commence à le juger dangereux, on le repousse aux limites du social, dans un hôpital psychiatrique ou une prison. 

Il y a une gradation subtile et sans doute fragile, entre le déséquilibré et le déséquilibriste. Disons que l’équilibre comme le déséquilibre sont l’échec provisoire du déséquilibrisme. Ou encore que le déséquilibriste est un déséquilibré qui a réussi.

Vous utilisez l’image du culbuto pour insister sur le potentiel comique du déséquilibriste. 

Oui, il y a une version comique du déséquilibriste. J’évoque par exemple les «  clowns métaphysiques  » de Beckett, Vladimir et Estragon, qui incarnent sur la scène d’En attendant Godot, la version désespérément drôle d’une fraternité humaine égarée en plein non-sens. Ils s’embrassent et se rejettent comme tirés par des élastiques (l’image est de Beckett), ils s’agitent en pure perte, ils tombent et se relèvent sur le modèle parodique du Christ qui meurt et ressuscite inlassablement, obstinés et risibles. Il y a une vraie lignée de ces déséquilibristes burlesques au cinéma ou en littérature, de doux rêveurs excentriques et maladroits, comme Charlot ou le Monsieur Hulot de Jacques Tati.

© Charlie Chaplin, film Le Cirque (1928), Getty Images

Perpétuellement en décalage dans des sociétés qui bougent trop vite pour eux, ils traversent de leur singulière démarche titubante les crises économiques ou la standardisation sans âme des Temps modernes. Ils sont eux aussi des artistes de l’absurde et du ratage, version sublimée de l’échec.

Le déséquilibriste se rapproche aussi, selon vous, de l’araignée.

La toile d’araignée avec ses complexes ramifications de fils à la fois résistants et fragiles, est une étrange œuvre d’art. Maman, la fameuse sculpture géante de Louise Bourgeois, présente la silhouette élancée d’une araignée-femme, en équilibre précaire sur ses longues pattes et qui se déplace un peu partout dans le monde, à Paris, Saint-Pétersbourg, Tokyo, San Francisco, New-York, Londres, à l’intérieur et à l’extérieur de musées, dans des environnements où elle résonne à chaque fois de façon singulière. Elle est vertigineuse et déstabilisante, tant on ne sait de quel point de vue la regarder.

© Louise Bourgeois, Maman, Hambourg, photo de Christian Ohde, Getty Images

Deleuze dans Proust et les signes voit dans le narrateur d’À la recherche du temps perdu une araignée aveugle et hypersensible qui tisse son livre comme une toile. Comme elle, il recueille la moindre vibration qui se propage à son corps  ; il répond aux signes à déchiffrer que chaque objet ou chaque être émet. À la fin de la Recherche, devenu plus âgé, il voit dans « ce fil vital que son écriture a tissé, l’attache qu’il lui faut tenir afin de garder l’équilibre, juché qu’il est, comme le funambule de Klee, sur ce “sommet vertigineux” des années accumulées »

Éloge de l’hypersensible est le titre de l’un de vos précédents livres. Quels sont les points communs entre le déséquilibriste et l’hypersensible  ?

L’hypersensible ne renvoie pas seulement à un excès de sensibilité qui brouille les frontières entre masculin et féminin, dehors et dedans, par exemple. Il suggère aussi de se laisser traverser par la rencontre, parfois trop forte et déséquilibrante, d’affects contradictoires a priori incompatibles mais qu’on accueille sans choisir ni trancher. Dans Éloge de l’hypersensible j’évoquais par exemple chez Duras, l’omniprésence des sensations (la fameuse « douleur ») d’un côté, et de l’autre leur totale anesthésie, l’indifférence au sein de vitalités dépeuplées (on pense à la phrase d’India Song  : «  les lépreux éclatent comme des sacs de poussière  »). D’où la puissance d’instabilité qui émane de ces œuvres dont nous devons tenir l’ambivalence sans chercher à les faire entrer de force dans une pensée ou une forme tranquillement univoque. 

Ainsi les auteurs et autrices que j’étudiais dans ce livre inventent des assemblages étranges, des configurations rétives à nos rationalités ordinaires formées aux oppositions rassurantes et stables entre dehors et dedans, intérieur et extérieur, masculin et féminin  : espace du neutre (Barthes), chambres d’échos (Duras), disjonctions incluses (Deleuze), poupées-phallus (Bourgeois)… Art du déséquilibre fécond là encore, qui désarçonne les certitudes et permet d’imaginer d’autres horizons. 

En quoi le déséquilibrisme est-il un art du «  dérangement  » de la norme, du genre et de la sexualité  ?

Je dirais, en reprenant une formule de l’anthropologue Nastassja Martin  : « Le monde est de plus en plus instable. Si nous restons cramponnés à nos identités stables, nous allons mourir » (Croire aux fauves, 2019). Il me semble en effet que la question actuelle dans ce monde en proie aux bouleversements de toutes sortes (climatiques, politiques, économiques, voire conceptuels dans l’émergence d’intelligences autres que la nôtre…) est peut-être moins  : comment retrouver la stabilité rassurante de l’ordre catégoriel qui fondait nos assises identitaires que  : comment penser et vivre l’instabilité, non comme des déséquilibrés pétrifiés d’angoisse ou des aveugles en proie au déni (ce n’est rien, continuons d’avancer…) mais comme des déséquilibristes inventant la plasticité de nouvelles voies. C’est ce que Nietzsche nommait devenir, finalement  : les dynamismes plastiques qui animent le vivant plutôt que la stabilité de l’être comme dans une certaine métaphysique classique.

Vous voyez, dans la French Theory et la pensée queer, une libération sexuelle de la pensée. En quoi consistent ces mouvements intellectuels et à quoi ont-ils contribué  ?

Impossible à résumer en quelques phrases  ; je renvoie à ce que je développe plus longuement dans le livre. Disons, pour faire bref, que ce que les Américains ont appelé dans les années 1970-1980 la French Theory (la déconstruction derridienne, le style de Barthes entre théorie et écriture, les rhizomes et machines désirantes du couple Deleuze-Guattari, parmi beaucoup d’autres exemples) a été profondément transdisciplinaire, «  transgenre  » pourrait-on dire. Instaurant un dialogue inédit entre la critique littéraire, la philosophie, l’anthropologie, l’histoire, la psychanalyse, entre autres, la théorie française a voulu en finir avec la vieille hiérarchie opprimante et virile des disciplines, surmontées en leur sommet de cette discipline-reine  : la philosophie.

Ce qui la caractérise avant tout à mes yeux c’est donc une extraordinaire libération sexuelle de la pensée (j’ai bien dit « sexuelle »  » et non pas « genrée »), ébranlant les postures verticales, interrogeant la plasticité féconde des identités et des appartenances, bousculant les repères subjectifs, inventant une érotisation nouvelle de l’écriture et de la pensée théoriques. La jouissance de l’écriture, le désir et l’imaginaire ont enfin droit de cité dans la réflexion théorique  : mise en déséquilibre des édifices conceptuels, interrogation des limites fragiles entre masculin et féminin, écriture et pensée, dehors et dedans…

Quelles œuvres exemplifient le mieux l’art du déséquilibre, aujourd’hui  ? 

J’en ai donné quelques exemples dans le livre. Je dirais que c’est un profond mouvement de libération, de remise en question de nos certitudes catégorielles doublé d’un art de vivre – d’une sagesse, si l’on veut – qui ne date pas d’aujourd’hui. J’en trouve des formulations nouvelles particulièrement stimulantes aussi bien chez des philosophes comme Deleuze, Derrida, Donna J. Haraway, Judith Butler ou Paul B. Preciado, des anthropologues et philosophes du vivant qui cherchent à repenser les liens entre mondes humain, animal ou végétal (Baptiste Morizot, Eduardo Kohn, Nastassja Martin, Charles Stépanoff…), de multiples écrivain·es et poètes, des artistes comme Miriam Cahn, Laura Lamiel ou Tatiana Trouvé. Bien d’autres encore qui prennent le risque de positions subtiles ou paradoxales qui rouvrent nos horizons sans chercher l’assise d’une position fixée.

© Miriam Cahn, o.T. 10.05.2012 (2012), pastel sur papier, Varsovie, musée d’Art moderne, Wikicommons

Quand je parle de déséquilibrisme, c’est une posture à la fois existentielle et conceptuelle. C’est le lien entre les deux qui m’intéresse. D’une certaine façon c’est ainsi que j’ai appris à lire Artaud, à saisir sa lutte constante dès le début contre la maladie mentale, la paralysie de sa pensée, les raidissements psychotiques. Le «  Pèse-nerfs  » chez lui est une forme du déséquilibrisme  ; c’est ce qui permet la vitalité provisoire et fragile de la pensée, de l’écriture, de la vie. Ou encore, comme dit Deleuze dans son cours sur Spinoza, « je suis un rapport de vitesse et de lenteur entre des molécules qui me composent »  ; là encore, ce n’est pas seulement conceptuel. Pas plus que le trouble visuel (déchirant ou jubilatoire) face aux œuvres de Laura Lamiel ou de de Miriam Cahn. Le déséquilibrisme est un art qui engage le corps et ses affects tout autant que la pensée. 

Enfin, et ce sera ma dernière question  : quelles sont, pour vous, les conditions idéales pour écrire  ?

Franchement, aucune idée. L’incertitude me semble un bon point de départ.

L’Art du déséquilibre d’Evelyne Grossman, éditons Minuit, 17euros. 

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