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Rencontre avec Agnès Vannouvong : « En tant que femmes, on a le devoir d’être radicales »

Photo Francesca Mantovani © Gallimard

Et si abandonner l’idée d’un amour heureux était impossible ? Après l’amour, encore d’Agnès Vannouvong fait le récit de Dune, une écrivaine lesbienne quarantenaire. Au sortir d’une relation, elle multiplie les conquêtes et questionne le couple. Rencontre.

« Je déteste vivre sans amour ». Quand s’achève sa relation de plus d’un an avec une femme mariée, Dune est dévastée mais ne peut se résigner. Julie, sa meilleure amie, lui conseille de s’aventurer dans la contrée des applis de rencontre. Elle couche avec plusieurs femmes. Moments parfois foireux, parfois joyeux, souvent sans lendemain. Quand elle tombe nez à nez avec Garance, au détour d’un supermarché, une autre histoire commence.  

Née en Thaïlande, Agnès Vannouvong a grandi et étudié en France. Elle enseigne aujourd’hui les Gender Studies à l’Université de Genève et écrit des essais et des romans. Elle a publié aux éditions Mercure de France, Après l’amour (2013), Gabrielle (2015), Dans la jungle (2016) et La Collectionneuse (2019). Son dernier roman, Après l’amour, encore, s’inscrit comme la suite de son premier roman et questionne la construction sociale d’un amour idéal.

© Mercure de France
Comment est né votre roman  ? 

Il est né au bistro avec mon éditrice, Isabelle Gallimard, que j’aime beaucoup. On était au café des Éditeurs et on évoquait les manières de se rencontrer aujourd’hui. Alors que je sortais de l’écriture d’un roman à quatre mains avec Julie Estève, Tout ce que le ciel promet, il m’est venu l’idée d’écrire la suite d’Après l’amour. On retrouve la narratrice dix ans plus tard. Ce livre, que je voulais drôle et profond, clôt un cycle autour de l’amour.

L’histoire se déroule en plusieurs temps. Comment avez-vous organisé la narration ?

La première partie du livre met en scène Dune, sorte de Dom Juan, qui rencontre des filles les unes après les autres. La deuxième partie est celle de l’aventure et de l’accomplissement. Il y a plus de profondeur, de rebondissements. Dune part en Thaïlande, à la recherche de Garance, la femme qu’elle a rencontrée à la fin de la première partie. Cependant, elle part aussi à la recherche d’elle-même et de son père, mort là-bas pendant le Covid. Je voulais travailler sur le retour vers soi. Je crois qu’il faut bien comprendre l’histoire de sa famille, de ses blessures pour se connaître et pouvoir laisser une porte ouverte en vue d’accueillir quelqu’un. Alors, à ce moment, un lien peut s’installer.

Dune écrit deux romans en même temps. Elle part en Thaïlande à cause d’une double disparition, celle de Garance et celle de son père. Et, votre roman fait s’alterner le point de vue narratif des deux femmes. Quel rôle joue pour vous la figure du double ?

La figure contemporaine de l’écrivain est une figure du double, au coeur du réacteur. Il ne s’agit pas d’opposer théorie et fiction. La théorie alimente la fiction. La lectrice aussi est une figure du double car, sans lectrice il n’y a pas d’écrivain.

Je crois qu’il est important de se réconcilier avec son double. Il permet de se créer et se recréer soi-même. Le double autorise à se dédoubler, prendre du recul, créer et mettre en abime. Dans le roman, Dune a un prénom qui désigne une montagne de sable. Une dune peut autant disparaître que changer de forme. Je pense fondamentalement que nos identités sont polymorphes et fluctuantes.

Votre héroïne cherche sans relâche la femme idéale mais n’abandonne jamais pour autant l’écriture.

Je mets en scène cette écrivaine obsédée par l’amour qui ne vend pas de livre. Son éditrice lui demande finalement d’écrire un texte très éloigné de ses sujets habituels dont le titre est Comment j’ai perdu mon chien ? – qui est une référence à L’odeur de mon chien après la pluie de Cédric Sapin-Defour.

Quand Dune atteint le succès littéraire, elle accède à ce dont elle rêvait et décide de lâcher la bride de l’amour. Elle trouve enfin du sens à sa vie. Grâce à la littérature, elle retrouve une position centrale dans son existence et ne se laisse pas déborder par le désir des autres.

Dans mes livres, je veux mettre en scène des femmes fortes, qui travaillent, car je suis persuadée que les femmes vont sauver le monde. Nous avons des choses à dire car notre parole a longtemps été invisibilisée. Écrire est un acte politique qui fait se placer au centre d’un projet et au cœur de la vie. J’espère écrire toute ma vie. 

Vous écrivez  : « Je me dis que l’écriture sauve de tout, et permet de mettre le réel à distance ».

Oui, je pense que l’écriture permet de sortir du placard, une expression qui fait référence aux luttes LGBT. L’écriture est quelque chose de spirituel qui ressemble à un rituel. C’est une façon de sortir et d’entrer en soi tout en étant dans le monde. Le livre est un objet vivant, un objet sacré à désacraliser.

Je crois que les gens devraient lire davantage pour être dans un imaginaire heureux et qui fait réfléchir. L’écriture m’a sauvée de l’ennui, de la mort, de la fin d’un amour, du début d’un autre. C’est une force vitale qui aligne et connecte au monde visible et invisible. Rimbaud disait que le poète est un voyant. Les écrivains sont des voyants qui perçoivent les détails, l’infra, le passé, le présent, le futur et qui peuvent mettre en scène le monde. C’est une source inépuisable. Sans écriture, on claque. 

Vous dessinez une géographie amoureuse au fil de votre récit. Dune et Garance se rencontrent à Paris puis voyagent à New York, en Thaïlande, à Minorque. Et, je crois que vous voyagez aussi beaucoup. 

Oui je voyage beaucoup – j’ai cette chance – pour le travail et par goût. Je suis née ailleurs, sous les tropiques, à Bangkok. Je dois avoir ça dans mon ADN. L’écriture est, pour moi, une maison que l’on transporte avec soi. C’est notre monde. La géographie est un thème important dans mes livres et l’environnement a un impact fort sur mon écriture. J’écris beaucoup en voyageant dans l’avion, le train, le bus – tout ce qui me met en mouvement. Parfois, c’est fatiguant mais l’écriture est un allié. 

Utilisez-vous des carnets  ?

J’ai plein de carnets, ceux que je préfère sont ceux des centres d’art contemporain. Ils sont beaux. J’y note des idées. Je travaille aussi énormément sur mon ordinateur. Ensuite, j’imprime mes documents puis je réécris beaucoup. La réécriture représente 90 % de mon écriture. On a l’impression que l’écriture est très oralisée mais il est très difficile d’atteindre quelque chose qui sonne juste. Je suis de l’école less is more. J’aime ce qui est minimaliste. C’est comme dans l’exercice de traduction, il faut rechercher ce qui se dit dans la langue originelle. Pour moi, la littérature c’est chercher sa langue. 

Comment travaillez-vous cette langue ?

Le travail de l’écrivain est de produire des phrases emplies d’émotion, de chagrin ou de désir.  Je suis aussi passionnée par la ponctuation. Je fais usage du tiret qui n’est ni un point ni une virgule. C’est un temps de pause dans la pensée. L’écriture – ce dialogue intime entre soi et soi, entre soi et les mots – est un outil extraordinaire. On écrit parce qu’on est obsédé par quelque chose qui n’est pas formulé. Alors, on invente sans cesse un monde comme dans l’enfance et dans le jeu. 

L’écrivain Roland Barthes revient à plusieurs reprises sous votre plume. Que nous apprend-t-il de l’amour ?

Mon roman est une sorte d’hommage appuyé à Roland Barthes. Je cite ses Fragment d’un discours amoureux, quand il écrit : « Mon langage est une peau  : je frotte mon langage contre l’autre ». Le sujet amoureux s’adapte à la langue de l’autre, il explore la forme des mots et des phrases et, c’est un plaisir. Dire qu’on a envie de rencontrer l’autre est une forme d’amour. Parler la même langue est une façon d’inventer une intimité. 

Cependant, Barthes a oublié quelque chose d’important : le corps, le désir, la relation amoureuse car il ne la vivait pas véritablement ou, seulement de façon cachée. C’est une autre époque, les années 1970, où le rapport au privé n’était pas le même.

Pour ma part, je voulais produire un livre très romanesque pour que les phrases soient incarnées dans des rencontres, des corps, des bouches. Mon roman met en scène des femmes qui ont un corps et une sexualité. En tant que femmes, je crois qu’on a le devoir d’être radicales car la parole est performative.

En quoi Monique Wittig est-elle une des premières à prendre le virage vers un texte où théorie et fiction, sexualité et sentiment ne s’opposent plus ?

Wittig nous inspire et inspire la jeune génération. Elle entre en littérature à trente ans avec son roman L’Opoponax publié en 1964Elle défait la forme du roman  : l’intrigue, la ponctuation, le personnage. C’est quelqu’un d’important dans mon parcours parce qu’elle s’est émancipée d’un modèle ce qui lui a valu un exil aux États-Unis et des ruptures très violentes.

Je suis très heureuse qu’elle revienne sur le devant de la scène. Elle a changé des choses dans nos vies. Sa phrase, « les lesbiennes ne sont pas des femmes », a un sens très fort. Nous ne sommes pas obligées de vivre selon les normes sociales que l’on nous impose. Il est important de retrouver notre puissance, notre verbe et notre corps. Metoo est un temps extrêmement important à vivre. Enfin, on peut s’exprimer sans honte.

Wittig nous montre comment notre vision change avec la littérature. Vous écrivez que « les contes (…) déterminent inconsciemment notre vision de l’amour ». Quels contes ont compté pour vous ?

La théorie a du sens quand elle a un impact dans nos existences. Les livres servent à donner sens à nos histoires privées et publiques. Aussila question des stéréotypes de genre est très importante à défaire et, Virginie Despentes le fait très bien par exemple avec la Hyène, un personnage de mécano qui traine entre deux genres.

L’un des contes qui a changé un peu les choses pour moi c’est Blanche-Neige. Ce personnage essaie d’échapper au patriarcat avec les sept nains. Il y a quelque chose d’actif/passif chez elle mais aussi plein d’humour. J’aime bien son aventure avec la bande de nains, une communauté de copains sympas qui l’aiment et la protègent. C’est ses potes, quoi. Par contre, la figure du Prince Charmant est ridicule et illusoire. Je préfèrerais que ce soit une princesse, ce serait plus fun. On pourrait lui inventer une existence queer.

Finalement, l’amour a peut-être quelque chose d’autrement subversif que la sexualité.

Je crois effectivement qu’il est beaucoup plus transgressif de parler d’amour que de sexualité. Je l’ai fait il y a dix ans et d’autres l’ont fait comme Pauline Delabroy-Allard. Dans mon livre, j’explore l’idée de complicité amoureuse dans sa dimension romantique, sexuée et romanesque. L’amour est un sujet qui est entré dans nos vies mais il me semble que c’est un horizon autant qu’un clapier. L’amour échappe. Garance s’enfuit. Dune part la chercher. Je me suis amusée. J’ai essayé de rire de moi et de l’amour car c’est insupportable et ça nous fait sacrément souffrir. 

Vous parlez de douleur mais les deux personnages trouvent aussi de la douceur. 

La tendresse est une solution à la violence des rapports sociaux. Après l’amour se terminait sur une sensation d’inachevé et de frustration et, cette fois-ci, je voulais une fin heureuse, comme dans les contes. On dit souvent qu’il n’y a pas de matière romanesque dans le bonheur. Je ne suis pas d’accord. On peut passer par des méandres et des abysses mais trouver, au bout du compte, de la lumière.

Quand on écrit un livre qui se termine bien, c’est inattendu et réjouissant. Et puis, ici, c’est une romance lesbienne ! Après l’amour, encore cherche à montrer que l’on peut inventer des romances intelligentes et littéraires qui explorent de nouvelles formes de liens. Bon, vive les lesbiennes franchement ! Le livre peut être lu par des femmes mais aussi par des mecs, du moins, j’aimerais bien que ça soit le cas. 

  • Rencontre avec Agnès Vannouvong à la Librairie des femmes à Paris, le 17 avril 2025 à 19heures, plus d’info ici.

Après l’amour, encore d’Agnès Vannouvong, éditions Mercure de France, 18,50euros.

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