Adaptant le roman éponyme d’Éric Reinhardt, Sylvain Desclous met en scène une romance trouble sur fond d’un monde du travail déshumanisant. Ambitieux sur le papier, le film, malgré un duo formé par les géniaux Damien Bonnard et Jeanne Balibar, ne décolle pas autant que prévu.
« Happé » par le roman à sa première lecture, Sylvain Desclous est finalement sollicité par Éric Reinhardt pour l’adaptation du Système Victoria (2013, Collection Folio). Mêlant thriller et romance passionnelle, le récit met en scène David (Damien Bonnard), un directeur de travaux, et Victoria (Jeanne Balibar), la DRH d’une multinationale. Se rencontrant – a priori – par hasard, les deux amants en devenir se retrouvent sous les feux d’une passion. L’enjeu : savoir si celle-ci est bien sincère et réciproque ? Une question que les spectateur·ice·s vont se poser au fil des scènes.
Cherchant à susciter la tension, Sylvain Desclous tente de semer le trouble sur cette idylle. Pourtant, malgré ses couleurs tranchées et sa bande originale tendue, le récit ne prend pas vraiment, et vole à basse altitude.

La tour infernale
Dès la séquence d’ouverture, le cadre du film est posé. Un traveling vertical prend son temps, et dévoile de bas en haut le squelette d’un chantier. Il s’agit de celui d’une tour de La Défense. Malgré la largeur du plan, les horizons sont bouchés, et seul le vide immense est visible. Ainsi, le réalisateur parvient dans un premier temps – et efficacement – à suggérer l’emprisonnement que son protagoniste principal subit. Ici, la cause est la cadence infernale imposée à ses équipes par le promoteur de la tour. Sylvain Desclous file cette atmosphère au travers d’un plan général de Paris qui semble endormie. Mais à mesure que le plan se déplace, le réalisateur dévoile un quartier de La Défense embrumé et qui, lui, semble déjà en ébullition. Avec ses grondements, la musique finit de tendre les spectateur·ice·s.
Malgré cette introduction intéressante, qui semble suggérer une mise en scène du monde impitoyable et contemporain du travail, le réalisateur semble vite délaisser cet aspect du récit. En effet, durant la majeure partie du film, l’esthétisation de la tour est complètement oubliée. Les séquences sur le chantier se limitent à des plans moyens, et des champs contre-champs entre David et son collègue Dominique (Cédric Appitetto), dans leur bureau. Le personnage de Damien Bonnard est présenté comme étant sous pression, car le chantier enchaîne les déconvenues et les retards. Cependant, cet enjeu narratif majeur est ensuite totalement éludé par le montage. Via de grandes ellipses, ce dernier atomise toute tension relative au métier du personnage.

Méfiez-vous des apparences
Lorsque Victoria est introduite, le réalisateur sème le trouble sur le caractère fortuit de cette arrivée. David recherche désespérément une peluche – destinée à sa fille –, et c’est Victoria qui la lui ramène. Dans ce centre commercial déserté, la rencontre des deux personnages est dépourvue de tout caractère romantique. Désireuse de provoquer une nouvelle rencontre, Victoria tend très vite sa carte professionnelle à David, et est finalement la plus entreprenante. Le personnage de Jeanne Balibar drive cette relation. On comprend pourquoi la comédienne a été choisie par le réalisateur, tant elle sait interpréter la détermination mêlée au détachement. On regrette toutefois que le cinéaste cède à des clichés concernant son personnage. Victoria est en effet la DRH ambitieuse et intraitable d’un grand groupe. Par conséquent, elle roule en SUV Audi, là où David, qui est un directeur de chantier sans ambition, conduit une vieille Saab 900.
Lors des retrouvailles des deux amants, le reflet de Victoria nous parvient en premier lieu grâce à des miroirs opportuns. Motif écumé du double-jeu, celui-ci a d’intéressant que les spectateur·ice·s découvrent d’abord la DRH lorsqu’elle entre en scène, alors que David demeure un court temps supplémentaire dans l’ignorance – ce qui réussit à mettre en lumière l’aveuglement de celui-ci.

Passion triste
Dans le dossier de presse du film, le réalisateur témoigne du caractère très cru des scènes de sexe entre David et Victoria dans le roman originel. Si, lors de leur première entrevue intime, le réalisateur semble s’aligner avec le texte, adoptant un plan assez frontal sur les deux amants, celui-ci effectue un cut étonnant qui nous fait retrouver les personnages après l’acte. Renouvelant à plusieurs reprises cette opération, Sylvain Desclous déjoue malheureusement, et une nouvelle fois, toute possibilité de tension. S’il est intéressant de voir que le réalisateur conçoit la dimension charnelle de leur relation au-delà du sexe, notamment par la fascination, il est regrettable que les scènes entre David et Victoria soient cantonnées à des lieux et moments conventionnels, tels que des chambres d’hôtel, ou des rendez-vous au restaurant.
Le Système Victoria, malgré son duo d’acteur·ice·s intelligemment formé, ne parvient pas à placer son audience dans le même état de doute que son personnage principal. Les rapports de force au sein de la relation sont immédiatement perceptibles, et le « système » annoncé dans le titre est finalement très balisé.
Le Système Victoria de Sylvain Desclous (The Jokers, 1h41), sortie le 5 mars.