Premier long métrage de Guillermo del Toro, Cronos (1993) ressort exclusivement en salles en version 4K restaurée. De par son scénario et les thèmes qu’il aborde, ce film s’approche d’une sorte de genèse de l’œuvre du réalisateur mexicain.
Guillermo del Toro aime les créatures fantastiques. Sa filmographie regorge de monstres et de légendes. Cette fantaisie s’inscrit pourtant dans une réalité sombre et violente. Le Labyrinthe de Pan prenait place en Espagne pendant la dictature de Franco, tandis que La Forme de l’eau présentait des États-Unis paranoïaques durant la Guerre froide, tout en mettant en avant les violences sexistes et sexuelles dans les espaces de travail. C’est sans surprise que cette fusion de fantaisie et de réalité se retrouve dans Cronos, le premier long métrage du réalisateur, et son unique film mexicain. Inspirations et hommages se mélangent à la créativité du jeune cinéaste pour donner naissance à une œuvre unique, et étonnamment moderne.
Imparfaite perfection
Cronos est un film imparfait sous certains aspects. Une étrange lenteur domine certaines séquences. La tension entre Angel de la Guardia et Jesús Gris se crée à travers cette lenteur synonyme de méfiance, mais cette lenteur reste la même tout au long du film, même pendant la confrontation finale. Pourtant, à ce stade, ce n’est plus de la méfiance, mais bien de la colère qui domine les échanges entre les deux personnages. La lenteur tue l’animosité qui devrait pourtant être à son paroxysme. Elle parasite également les rares moments d’action du film qui, au lieu d’être intenses et stressants, ressortent mous et mal rythmés. Ces instants sont une épine dans le pied de la mise en scène qui brille pourtant à travers les interactions entre Jesús et sa petite-fille, Aurora.
Or, la relation entre ces deux personnages n’est pas qu’un atout du film. En effet, en se concentrant sur le lien qui unit Jesús et Aurora, del Toro en oublie presque Mercedes, la femme de Jesús. Cette dernière n’échange que quelques scènes avec le protagoniste, durant lesquelles leurs discussions sont courtes, et leurs contacts physiques, rares. Mercedes disparaît totalement de l’image aux trois-quarts du film, rendant sa relation avec Jesús presque totalement oubliable.

Mais ce sont toutes ces imperfections techniques et scénaristiques qui font du film un objet intéressant à voir. Tout est déjà là : tout ce qui peut attacher un·e spectateur·rice aux films de Guillermo del Toro se retrouve dans ce premier film. Le plaisir du visionnage provient non seulement de la joie de pouvoir voir une œuvre ancienne et méconnue dans une salle de cinéma, mais aussi de la possibilité de voir comment del Toro a perfectionné sa manière de travailler les thématiques qui lui tiennent à cœur depuis si longtemps. Sans Cronos, pas de Hellboy, de Labyrinthe de Pan, de Pacific Rim, de Forme de l’eau ; rien. C’est un diamant brut dans lequel se perçoit le bijou final.
Inspiration, réappropriation et innovation
Cronos est une sorte de chimère, un mélange d’inspirations donnant naissance à un film typique de son époque. La découverte d’un objet inconnu et mystérieux, les antagonistes qui connaissent le fonctionnement de l’objet et qui veulent le récupérer à tout prix, et le pouvoir occulte de cet objet, font penser à un Indiana Jones. Mais, la mise en scène plutôt lente, et la corruption prenant la forme d’une addiction, nous rapprochent du travail de John Carpenter ou de Georges Romero. Étonnamment, les inspirations du réalisateur pourraient peut-être même venir du manga : l’horloge de Cronos a un fonctionnement très proche du masque de pierre de Jojo’s Bizarre Adventure de Hirohiko Araki.
Malgré tout, ces inspirations ne font pas du film un simple pastiche. En effet, del Toro se réapproprie tous ces éléments pour créer une nouvelle histoire de vampire à sa façon. Le monstre n’est pas une créature maléfique empoissonnant l’esprit de ses victimes, ni un corps ressuscité s’attaquant à sa famille comme dans Le Vourdalak d’Adrien Beau. C’est une personne âgée, gérant d’un magasin d’antiquités, qui fait une découverte par hasard et qui va, malencontreusement, devenir addict au rituel sanglant permettant à l’horloge de prolonger la vie de son utilisateur, voire de lui permettre d’échapper à la mort.

Ainsi, Jesús Gris devient, malgré lui, un vampire, ressuscitant comme le Christ. L’ironie de la situation est évidemment volontaire. L’importance des symboles religieux permet de noter un autre aspect du film qui le rend unique dans la filmographie de del Toro : il est profondément mexicain. Du lieu de tournage à la langue en passant par l’importance du christianisme et des effets spéciaux, Cronos est peut-être le film le plus intime du réalisateur.
Jesús Gris et le pécheur
Comme dans ses autres films, del Toro propose dans Cronos un questionnement sur la monstruosité de l’être humain. Cette fois, c’est un riche dirigeant d’entreprise qui incarne la méchanceté, l’avarice et l’orgueil de l’humanité : Dieter de la Guardia. Homme vieillissant et mourant, il connaît l’existence de l’horloge, son fonctionnement, et les nouvelles règles que doivent suivre ceux qui l’utilisent pour se maintenir en vie. Il méprise son neveu dont il se sert comme d’un homme de main, et ne recule devant rien pour récupérer l’horloge de Cronos. Bizarrement, ce personnage fait penser au bien réel Bryan Johnson, un riche entrepreneur voulant inverser le processus de vieillissement à tout prix, allant même jusqu’à recourir à des transfusions de plasma avec son fils.
Dieter devient très vite plus monstrueux que Jesús. Une monstruosité renforcée par le parallèle entre les relations de Dieter et son neveu d’un côté, et Jesús et sa petite-fille, Aurora, de l’autre. En effet, malgré son côté humain, Dieter maltraite son héritier et s’en sert de souffre-douleur, allant jusqu’à lui casser le nez, là où Jesús contient son côté monstrueux, et réprime sa soif de sang, afin de protéger l’enfant.

Cronos propose ainsi un questionnement profond sur la nature humaine, sur la religion et ses préceptes, mais aussi sur la mort elle-même. Dans un sens, del Toro se rapproche du Septième Sceau de Bergman, mais dans un aspect bien moins métaphysique. La mort fait partie de la vie, elle est inévitable. La résurrection n’appartient qu’à Jésus-Christ et non pas à Jesús Gris, ou à qui que ce soit d’autre.