À la UneMUSIQUERencontres

Rencontre avec Yacine Malek : « La technique doit être au service de l’émotion »

Yacine Malek - ©Franck Benedetto
Yacine Malek - ©Franck Benedetto

Une double allégeance, d’un côté à ses ascendances et aux traditions kabyles, de l’autre aux musiques occidentales.Yacine Malek dévoile un univers musical qui lui est propre avec Yacine Malek Double Trio – Live in Paris.

Dès 16 ans, il choisit la musique. Année après année, inspiré par des figures comme Glenn Gould, Keith Jarrett et même Michael Jackson, son art s’affine. Cette alchimie entre tradition et modernité donne à sa musique une singularité incontestable. Pianiste et compositeur, Yacine Malek s’impose avec brio dans des genres variés, du jazz à la musique contemporaine, tout en collaborant avec de nombreux artistes du showbiz. Il devient rapidement compositeur, arrangeur et directeur musical, notamment aux côtés de Liane Foly depuis 2022.

Son dernier album est une invitation à découvrir un univers sonore complexe, à la croisée du jazz et des influences contemporaines. Il tisse des mélodies qui offrent un regard neuf sur la scène musicale actuelle, à l’image du morceau « Like Brazil », hommage à Michel Petrucciani, qui ouvre l’album. Lors de notre rencontre, Yacine Malek nous a parlé de son processus créatif, de l’importance du partage dans sa musique, et de la manière dont chaque performance est une occasion de se livrer pleinement au public.

Bonjour Yacine. Pourrais-tu commencer par te présenter en tant qu’artiste ?
Bonjour, je suis Yacine Malek. Pianiste, compositeur, arrangeur et directeur musical, ce sont vraiment mes casquettes, c’est ce que je suis.

Peux-tu me parler un peu de ton parcours ? Je sais qu’il est assez complexe, et qu’il y a beaucoup à dire.
Mon parcours, c’est une histoire assez compliquée sur le plan familial. Je suis un enfant de la DAS, et c’est grâce à cela que j’ai appris la musique, bizarrement. Je suis né en Algérie et j’ai été élevé par mes grands-parents jusqu’à l’âge de 5 ans. Puis je me suis retrouvé dans une situation un peu particulière, et j’ai été placé dans un foyer. J’ai eu la chance de rencontrer une éducatrice incroyable, qui m’a très vite pris sous son aile. Elle avait entendu parler d’une école, portée groupe d’enseignants qui proposaient une approche éducative différente.

Mon éducatrice m’a inscrit dans cette école. Le week-end, j’étais en famille d’accueil, et en semaine, j’étais en internat à l’école, en Seine-et-Marne. Le directeur de l’école était passionné de comédies musicales et de vieux films. C’est à ce moment que j’ai commencé à découvrir le jazz et d’autres styles musicaux.

Petit à petit, je me suis rendu compte que j’avais une connexion particulière avec la musique. Mon rapport à elle était instinctif : je m’y retrouvais sans forcément comprendre pourquoi. Je passais mon temps à improviser. Un jour, un Américain, venu donner un stage de baseball à l’école m’a vu jouer, et il m’a demandé : « C’est toi qui joues ? ». J’avais 12 ans à l’époque. Il m’a dit : « Tu devrais vraiment approfondir ça, tu as du talent. » C’est à ce moment-là que j’ai commencé à prendre des cours de musique.

À 16 ans, quand j’ai quitté cette école, j’ai décidé de me consacrer sérieusement à la musique. J’ai continué à vivre avec une famille d’accueil en Savoie et je suis entré au conservatoire de Chambéry, dans le département de jazz.

Donc, ta pratique musicale a toujours été très instinctive, tu as un lien fort avec la musique. Comment s’est passée ton évolution artistique, en particulier avec le jazz ?
Oui, c’est ça. Lorsque je suis arrivé au conservatoire, j’ai appris des bases très structurées du jazz, des choses très cadrées. Mais je n’ai pas vraiment adhéré à cette approche. La mienne était plus sauvage. Tous les autres élèves jouaient des morceaux à la Chick Corea ou à la Herbie Hancock, alors que moi, je voulais explorer d’autres voies, aller au-delà des conventions. J’avais beaucoup d’idées et une forte envie de m’exprimer autrement.

Yacine Malek Trio Avignon © Michel Lacanaud

À travers quoi as-tu réussi, au début, à développer ta propre identité ? Quels ont été tes projets personnels à ce moment-là ?

En fait, j’ai tout fait à l’envers. Normalement, tu commences par faire ton école, puis tu fais tes classes, puis tu joues dans plein de groupes pour apprendre ton métier. Moi, très vite, j’ai monté un trio. J’ai enregistré mes propres morceaux, j’ai fait mon truc à ma manière, rapidement. Ça ne m’empêchait pas d’avoir des plans, des idées, de travailler avec mes amis. J’ai très vite voulu me concentrer sur ma propre recherche, plutôt que d’apprendre à imiter les autres. Très rapidement, je me suis posé des questions sur qui j’étais, ce que je ressentais, ce que je voulais donner à travers ma musique.

Je me suis toujours senti comme quelqu’un qui devait entreprendre. Je pense que, même quand je jouais pour d’autres, les gens attendaient souvent que je prenne les rênes. Par exemple, sur les bateaux de croisière où je travaillais, j’ai très vite évolué en chef d’orchestre. J’ai toujours aimé ça. Je me souviens de discussions avec des chorégraphes ou des metteurs en scène qui étaient étonnés de ma capacité à jongler avec différents styles et projets. J’ai toujours eu cette envie de créer, de toucher à tout : jouer avec mon trio, accompagner un artiste comme Florent Pagny, composer une musique de film… J’ai envie de tout faire. Cela fait partie de mon approche de la musique.

As-tu eu des rencontres marquantes ou des collaborations avec des personnes qui t’ont accompagné dans cette prise de conscience et cette recherche personnelle ?
Oui, j’ai fait deux rencontres essentielles. La première, c’est Michel Petrucciani. J’ai déjà raconté cette histoire, mais elle reste un souvenir marquant. Un matin, à l’école, je passe près d’un camarade qui écoute un disque. Je sens quelque chose, un vrai déclic. Il écoute Michel Petrucciani. En quelques secondes, je comprends que c’est ce que je veux faire. Le son, l’émotion qu’il mettait dans sa musique… J’ai ressenti toute la profondeur de son jeu. Ça a été un véritable choc. C’était mon déclic.

Quelques années plus tard, en étudiant à Chambéry, un ami me propose d’aller voir un concert de Michel à Annecy. J’étais un peu nerveux, mais je décide d’y aller. C’était la première fois que je le voyais sur scène. Un moment incroyable, j’étais complètement transporté. Après le concert, je vais dans le hall, et là, il me remarque. Il me dit : « Toi, là-bas, tu es bassiste ? » Je lui réponds que je suis pianiste, et il me demande si je joue quelque part. Il m’a observé avec beaucoup d’attention. Vers la fin du concert, il me dit : « Tu viens jouer ? » Et là, il me prend pour jouer un standard avec lui. C’est un moment que je n’oublierai jamais. Ces rencontres m’ont énormément marqué.

Concernant ton projet Live in Paris, qu’est-ce qui t’a poussé à le réaliser ?
Ce projet vient du producteur Jean-François Aubert. À l’origine, il s’agissait d’une musique assez fermée, plus intime. Mais après quelques concerts, on a senti que le projet prenait une autre dimension. Jean-François (le producteur, ndlr) m’a proposé de travailler davantage autour de cette idée. Et c’est ainsi que l’album a vu le jour.

Et quand tu crées cet album, comment tu gères ton rapport au jazz, ce côté qui peut parfois faire barrière, surtout quand tu n’es pas forcément à l’aise avec certains codes ou que tu n’aimes pas certaines de ses particularités ? Comment tu penses ta musique, et la construction de l’album par rapport à ça ?

Je suis toujours très instinctif. Et là, ça a été le cas aussi, on est arrivés dans le projet de manière assez naturelle. L’album s’est construit comme ça, au fur et à mesure. On n’a pas réfléchi de manière trop complexe. Mais c’est ça qui est bien, cette spontanéité.

Est-ce que dès le départ, il y avait une bonne synergie entre vous trois ?

Oui, parce qu’on se connaît bien. Linley Marthe, c’est un bassiste que j’aime beaucoup, et on se connaît depuis qu’on est gamins. Quand j’étais plus jeune, je jouais déjà avec lui. Karim Ziad aussi, on a partagé plein de projets ensemble, on ne s’est jamais vraiment séparés. On se connaît, on a une bonne complicité. Dans le jazz, c’est souvent comme ça, les musiciens bougent beaucoup, ils croisent d’autres artistes, et ça devient une sorte de réseau d’échanges et de collaborations.

Est-ce que cette dynamique est propre au jazz ?

Oui, je pense que c’est vraiment particulier au jazz. Parce que, souvent, tu n’as pas le choix, tu dois t’adapter. Jouer avec plein de personnes différentes, cela fait partie de la culture du jazz. Même si ce projet, Live In Paris, c’est ma musique. J’ai un univers propre, un style qui m’est cher. Cela dit, je travaille toujours avec d’autres musiciens, j’aime qu’ils apportent leurs influences, mais l’album reste fidèle à ma vision. Tout est écrit, structuré de ma façon.

Et quel est ton rapport à l’étiquette « ethno-jazz » que beaucoup de gens t’attribuent ?

Moi, j’aime bien cette étiquette. Je trouve qu’elle correspond à ce que je fais. Je suis très influencé par la musique du monde, la world music, et tout ce qui touche à la musique actuelle. J’utilise parfois ce terme dans les interviews, car je pense qu’il reflète bien ma démarche. C’est un genre que j’aime, qui m’inspire.

D’où viennent les influences dans l’écriture de ce projet,  Yacine Malek Double Trio – Live in Paris ?

C’est une question de timing. Il y a eu ce moment où j’ai ressenti le besoin de pousser ma propre musique, d’aller au-delà des standards de jazz. Ce projet m’a permis de le faire. C’est une continuation, un développement de ce que j’ai déjà fait avec des projets comme Orientalo Project, où je mêle différentes influences. Ce côté créatif et ce retour à mes racines, tout en restant ouvert à d’autres horizons, est ce qui me motive. Orientalo Project, par exemple, c’est une manière de renouer avec mes racines orientales, mais ce n’est pas de la musique traditionnelle. C’est une vision personnelle, où j’incorpore mes compositions tout en restant fidèle à ce que j’aime dans la musique arabe et maghrébine, sans en faire une copie.

Dans Orientalo Project, par exemple, il y a un musicien qui joue du ney, un autre qui joue du boudouk. Et il est même d’origine arménienne, pas maghrébine. Mais moi, j’adore ces sonorités. Ces sons sont profondément enracinés dans la terre, dans la tradition, mais ils m’inspirent une vision personnelle, différente. Et je ne cherche pas à faire du jazz pur ou du jazz traditionnel, je veux juste que mes influences se retrouvent dans ma musique, avec tout le mélange de cultures que cela implique.

Et tu arrives à t’imprégner de tout ça, même si tu es en France et pas directement sur place ?

Oui, mais en même temps, ce n’est pas de la musique « pure » du pays. Ce n’est pas du tout de la musique arabe traditionnelle. Je suis Yacine Malek, j’ai grandi en Algérie, mais j’ai aussi vécu en France. J’ai un bagage culturel algérien, mais je me suis aussi imprégné d’autres cultures, j’ai joué dans différents projets. Du coup, ça donne un sacré patchwork !

Et peut-être que c’est ça qui fait la force du projet : si c’était de la musique purement arabe, peut-être que certains ne l’auraient pas accepté, peut-être qu’ils l’auraient trouvé trop « élitiste ». Là, c’est ouvert. Ce n’est pas de la musique associée à une culture spécifique. C’est plus un « orientalisme » qu’une musique orientale.

Tu penses que tu parviens à faire comprendre ta musique aux gens qui l’écoutent ?

Comprendre, je ne sais pas, mais en tout cas, je sens que le fait que ce soit simple, pas trop complexe, pas trop cérébral, ça aide. Et j’ai rarement entendu quelqu’un, même parmi les musiciens qui ont joué avec moi, dire que ma musique leur semblait trop difficile à aborder. Elle n’est pas communautaire, c’est une musique ouverte et libre. Et c’est cette liberté qui, je pense, plaît aux gens.

Est-ce que tu vois ce projet se jouer en Algérie ?

J’aimerais bien. Peu importe où, ce qui m’intéresse, c’est de faire passer quelque chose aux gens, que ça les touche, qu’ils se sentent proches de cette musique. C’est ce genre de retour qui est important pour moi. Et je me suis toujours dit qu’un musicien ne doit pas jouer pour l’étiquette, mais pour l’émotion qu’il suscite. Ça doit parler à l’auditeur, ça doit être limpide, sans chercher à être trop technique ou inaccessible.

Yacine Malek – Live In Paris

J’ai lu que tu disais souvent que dans le jazz, la technique prend parfois le pas sur l’émotion. Tu peux m’en parler un peu ?

Oui, c’est vrai. Je suis comme tout le monde, je regarde les performances des musiciens et je constate que le niveau technique a énormément évolué. Aujourd’hui, il y a des jeunes de 8 ou 10 ans qui jouent incroyablement bien. Mais la technique, pour moi, ne doit jamais primer sur l’émotion. L’important, c’est d’avoir un univers à soi, une vraie personnalité musicale. La technique doit être au service de l’émotion, même si elle est nécessaire pour s’exprimer. Quand tu as une idée musicale dans la tête, tu ne dois pas être limité par ta technique, tu dois pouvoir l’exprimer librement. Mais, il ne faut pas que la technique prenne le dessus. Je préfère que ça soit plus brut, plus authentique.

Est-ce qu’il y a un musicien ou un projet récent qui t’a particulièrement touché ?

Oui, récemment, j’ai vu une vidéo d’un pianiste qui est malheureusement décédé dans un accident de plongée sous-marine, Esbjörn Svensson, le pianiste du groupe EST (Esbjörn Svensson Trio). C’est un musicien génial. La façon dont il joue, la sonorité, la générosité de son jeu… ça m’a vraiment marqué.

You may also like

More in À la Une