Depuis sept ans, le trio parisien Kriill navigue entre rock alternatif et harmonies vocales obsédantes. Deuxième album du groupe, Listen To The Whale est une ode à la nature, une déclaration d’amour autant qu’un constat amer.
C’est avant tout une histoire d’amitié. Eliott, Klaar et Richard se sont rencontrés lors de leurs études musicales à Paris il y a dix ans. Des discussions nocturnes leur font prendre conscience de leurs passions communes : l’univers, la nature… et puis, les krills minuscules qui s’unissent en énormes essaims, visibles depuis l’espace. Kriill, c’est un mélange de leur trois voix. Celle de Klaar, Franco-Brésilien formé aux États-Unis. S’y ajoutent les percussions de Richard, batteur franco-catalan, et les instruments d’Eliott, réalisateur et ingénieur du son parisien. Leur nouvel opus, Listen To The Whale, paraît ce 7 février 2025 sur leur label Plancton Records.
Listen To The Whale est votre deuxième album depuis Kriill,en 2020, qui avait fait 4 millions de streams sur les plateformes d’écoute. Qu’est-ce qui a évolué depuis ?
Richard : Artistiquement, je pense qu’il y a une réflexion un peu plus mûre. Le premier album, on l’a fait en commençant à bosser à trois, en découvrant les points communs entre nos styles et nos inspirations. Depuis, énormément de live est passé par là. On a eu envie que le son de l’album commence à ressembler plus à ce qu’on faisait sur scène, tellement on kiffait la singularité de ce qu’on faisait, le son qu’on avait en concert… On est un peu plus partis vers le côté rock de nos influences.
Eliott : Il y a plus de guitares, plus de batteries acoustiques et moins d’électroniques. Quand on fait des arrangements vocaux, on pense plus au fait de pouvoir les chanter sur scène.
Klaar : Et il y a plus de gros riffs, aussi !
Richard : En amont, on a beaucoup parlé de nos attentes. Que ce soit en termes d’arrangements, de compositions, même sur le mix… Il y a une volonté, qu’on n’avait pas appliquée dans le premier, d’uniformité et de créer un univers très cohérent. Dans le premier album, on faisait surtout des singles.
Eliott : On a un peu fait notre psychanalyse post premier album. On a eu le temps de se poser et de se demander ce qu’on racontait ensemble. On écrit et on compose tous les trois, c’est très fusionnel. Mais on a appris à se demander : « Qu’est-ce qu’on raconte quand on fait une chanson d’amour sur l’un de nous trois ? Est-ce qu’il n’y a pas un truc qu’on raconte aussi à trois ? » On s’est rendu compte qu’on parlait beaucoup de cette fascination pour l’univers qui nous dépasse. Et aussi ce fonctionnement de l’humain qui nous dépasse.
C’est le thème de l’album, l’humain face à l’immensité de l’univers…
Eliott : Oui, on sait qu’on va tous mourir, que c’est la fin du monde… Et pourtant on arrive à kiffer nos vies – quand ça va bien, quand tu es dans un pays qui te permet de ne pas mourir sous des bombes. On arrive à se concentrer sur un petit dej’ et à le savourer, ou encore à savourer des petits moments qui paraissent futiles par rapport à la grosse vague qui nous arrive dessus. On voulait aussi parler du fait que l’humain a une relation toxique avec sa planète. Une relation presque amoureuse : autant on adore la nature, autant on la détruit. Et parfois ce sont les mêmes individus qui font ces deux choses.
Il y a une volonté de témoignage très grande. On a beaucoup parlé de l’idée de l’album comme d’un fossile.
Kriill
Comme dans le clip de « Biouti », finalement. Ce sont des thématiques qui vous parlaient déjà individuellement ?
Richard : Chacun à sa manière, mais on s’est beaucoup retrouvés là-dessus, oui. En dehors des moments musicaux, ce sont des thèmes qui revenaient beaucoup dans nos discussions. Avec un axe pas nécessairement militant, mais très humaniste et observateur. Il y a une volonté de témoignage très grande. On a beaucoup parlé de l’idée de l’album comme d’un fossile. Un fossile qu’on retrouve dans des millénaires et qui témoigne d’une époque. On va parfois parler d’un truc très intime – une relation amoureuse – mais en fait, on parle aussi du climat. Il y a des clins d’œil à notre époque, à ce qui nous concerne.
Il y a aussi de la résilience qui se dégage de titres comme « Escape this life ». La création de cet album vous a permis de prendre du recul sur le sujet ? Ou vous l’aviez déjà fait avant ?
Klaar : Je pense que tout s’est fait pendant. On a créé avec ce qui sortait, et les discussions sont venues pendant le travail. « Escape this life », c’est une petite lueur d’espoir dans quelque chose de fatal, mais beau. On kiffe alors que c’est la catastrophe.
Richard : On dit parfois « la fin du monde », mais on parle métaphoriquement, bien sûr. Le monde ne va pas s’arrêter de tourner même si l’humain disparaît. C’est une telle évolution vers quelque chose qui va être dur pour nous, qu’on le métaphorise un peu plus simplement. Et ça fait relativiser, parce qu’on n’est rien dans l’univers. Ça se retrouve dans notre musique, qui est à la fois douce et inquiétante.
Faire des chansons là-dessus, c’est une manière d’affronter un sujet qui vous angoisse ?
Eliott : Souvent, quand on met nos chansons en perspective avec les discussions qu’on a, l’interprétation est dans des secondes lectures. On ne commence pas à créer en jouant un accord de guitare et en se disant « On va tous mourir ! » (rit) Et ce n’est pas déprimant de parler de ça, puis de se mettre à faire de la musique. Ça fait partie de nos vies.
Richard : Chacun a aussi des moments où il peut être mal, mais ce n’est pas nécessairement là où on va composer. C’est dilué dans le temps, c’est une réalité qui nous accompagne quotidiennement depuis des années. Par exemple, j’ai regardé le combat de Paul Watson pour aider les baleines et ça m’a beaucoup ému. Donc après, il y a des jours où je ne pense qu’à ça… Et puis il y a d’autres moments où je me demande ce que je vais acheter sur Amazon. C’est ce paradoxe énorme qui est fascinant.
Tu parles de baleines… Il y a un lien avec le nom de l’album, Listen To The Whale ?
Richard : Non, je ne pense pas qu’il y ait un lien avec Paul Watson ! (rit) Même si j’avais envie de le remercier dans les crédits… Pour en revenir à la baleine, c’est un animal qui nous fascine. C’est le plus grand animal avéré de l’histoire de la vie. Listen To The Whale, « Écoute la baleine », c’est inviter à re prêter un peu d’attention à la baleine comme symbole de la nature, à sa sagesse. Et en même temps, il faut juxtaposer ce titre à la cover de l’album : on boit le thé paisiblement, alors que quelque chose de gros et grave pour nous arrive… Au calme, alors qu’il y a une baleine échouée à côté, une grande œuvre de la nature qui est morte.
Eliott : Et le titre de l’album va avec le nom du groupe ! Des krills et une baleine, ce sont les deux extrêmes d’une chaîne alimentaire qui est super importante pour tout le monde. C’est ce truc d’échelle : on a une volonté de prendre du recul. Listen To The Whale, ça veut dire : « Fais gaffe. Il y a un truc plus grand que nous qui se trame. »
À l’écoute, on entend plein d’influences musicales : Alt-J, les Beatles, Tame Impala, Portishead… Des choses assez variées. Ce sont des influences conscientes ?
Eliott : On se nourrit de plein de trucs. Et une fois qu’on a senti que quelque chose va dans une direction, on n’essaie pas de le cacher. On le fait juste sonner à notre manière.
Richard : Ce sont des musiques qui ont infusé en nous. On en a conscience, parce que ça fait deux albums qu’on compose et qu’on a identifié nos sources d’inspiration. Pour certains de nos morceaux, c’est clairement de l’influence de quand on était petits. Pour d’autres, c’est plus parce qu’on partage les mêmes influences avec d’autres artistes qu’on se ressemble.
Votre musique a une dimension presque mystique. Il y a un côté obsédant, comme sur « Replay », un titre assez long qui prend le temps de s’installer, avec une montée en intensité… Comment vous bossez ce genre de compositions ?
Eliott : Il y a toujours une petite idée à la base, que ça soit une mélodie, un bout d’instru ou une idée de texte. Sur « Replay », le « No, I don’t wanna go, but I cannot stay », plus tu le répètes, plus c’est cool. Tu te dis qu’en live ça peut faire une transe super longue où ça ne fait que monter. Ça nous a donné envie de faire un morceau qui a un feeling de live, et on s’en fout si ça ne fait pas trois minutes !
La fin du dernier titre, « Favorite human », reprend le début du premier, « Fucking up my life ». Il y a une symbolique ?
Eliott : La dernière chanson finit sur une note de « Je me suis trouvé, ça y est ». Par rapport à toutes les chansons d’amour méga torturées qu’il y a dans l’album, c’est positif et on célèbre ça. Mais en fait, tout était déjà contenu dans le premier morceau. Il dit un peu : « Je t’adore, je découvre un monde avec toi mais je fous tout en l’air ». Donc le dernier morceau permet de faire une boucle à l’échelle de l’album : on fête le fait d’avoir enfin trouvé le bonheur, mais en fait « Fucking up my life » arrive bien doucement dans le fond… Comme pour dire « Attention, il y a une baleine échouée derrière toi ! » (rit)
Vous avez entièrement produit l’album en home studio ?
Eliott : J’ai un studio pro chez moi, parce que je produis d’autres albums à côté. C’est « home studio » dans le sens où c’est chez l’un de nous, j’ai grandi ici… On a passé énormément de temps dans cette maison. À aucun moment on ne s’est limités sur le temps passé à faire nos morceaux.
Richard : Ce qui ne nous aide pas à être efficaces ! Mais ce qui nous aide à faire un truc dont on est très très fiers. On a produit l’album ici, mais en réalité, on l’a composé dans une grange abandonnée, dans un château de luxe cinq étoiles, à Chamonix dans la Maison des artistes… Et puis aussi chacun chez soi : certains morceaux arrivent du confinement. Tout n’a pas été repris ensuite au studio d’Eliott. Il y a des choses qu’on a gardées telles quelles, enregistrées pieds nus à côté d’un nid de frelons ou sous Covid !
La suite, c’est une tournée des zéniths en première partie de Jean-Louis Aubert. Comment ça s’est décidé ?
Eliott : En fait, j’ai produit le dernier album de Jean-Louis. Comme il avait adoré le son de Kriill, il a voulu faire un test avec moi sur un morceau de cet album. J’ai fait quelque chose d’inspiré de ce que je fais d’habitude, plein de couches de voix les unes sur les autres. Il m’a alors proposé de produire l’album avec lui. Une fois qu’il est sorti, je pensais que l’aventure était finie. Mais on m’a proposé de faire les claviers sur sa tournée, et au passage que Kriill fasse les premières parties.
On se disait que c’était dingue, qu’on allait faire des énormes salles dans toute la France… Et ça tombe pile à la sortie de notre album ! C’est un peu surréaliste, on se prépare à ça. On a choisi de garder une installation resserrée, comme quand on jouait dans le métro… Mais cette fois on va jouer devant 300 000 personnes en un an. C’est une super opportunité, on a hâte de voir comment on va se faire accueillir par le public de Jean-Louis !

Kriill sera en concert le 7 février 2025 au Hasard Ludique à Paris.