Actrice et réalisatrice, Ariane Labed signe son premier long métrage, September & July. Du quotidien hostile du lycée à l’agitation des falaises irlandaises, la cinéaste explore la densité d’une relation sororale effrénée.
September et July, dix mois d’écart, sont sœurs, et partagent un lien unique. La profonde affection qu’elles se vouent est mêlée à une dépendance réciproque. L’impétuosité de September, et la fascination de July pour son aînée, font de la première l’instigatrice de leurs faits et gestes et, de sa cadette, la fidèle disciple. Leur socle commun est fait d’un langage bien à elles, construit à deux depuis l’enfance. Mais il est aussi fait de rires, et de jeux incessants, toujours plus évolutifs.
Arrivées à l’adolescence, September et July sont plongées dans le tourbillon de cette tranche de vie qui, pour les jeunes filles, est aussi éprouvante que propice à la découverte. Suite à un événement trouble, Sheela, leur mère, les emmène en bord de mer, où un nouveau quotidien commence. Avec September & July, Ariane Labed propose un récit introspectif et innovant, qui rebat judicieusement les cartes d’un bon nombre de représentations sociétales et relationnelles. Rencontre.
À l’origine du scénario de September & July, il y a un livre, Sisters, de Daisy Johnson. Était-ce une lecture personnelle que tu as imaginé mettre en images ?
J’aimerais dire ça ! Mais non, c’est BBC Film et Element Pictures, la boîte de production irlandaise, qui avaient mis une option sur ce livre. Ils ont vu mon court métrage, et se sont dit que ça pouvait m’intéresser. Ils ont eu raison. Je leur en suis très reconnaissante. C’est une chance folle, surtout pour un premier long : il y avait déjà une production attachée au projet. Il s’agissait quand même de faire une adaptation du livre, mais si le scénario plaisait à BBC Film, je savais déjà qu’ils le produiraient.
Comment s’est déroulée ta lecture ? Est-ce que tu pensais à l’adaptation dès le départ ?
La première lecture, c’est vraiment de la découverte et une vraie joie de lectrice. L’idée était de pouvoir dire à la production si le livre m’intéressait. J’ai lu Sisters en anglais. C’est une écriture très métaphorique, et une langue très riche. Cela m’a donc demandé un véritable effort de langue. Je cherchais aussi à comprendre où m’emmenait l’autrice. September & July conserve ça, en un sens.
J’ai lu le roman plusieurs fois ensuite. Très tôt, j’ai commencé à vouloir donner chair à ces personnages. Je pense que la première chose qui m’a intéressée, avant même la trame narrative ou l’histoire, c’était elles. Je suis très sensible à cela, sûrement parce que je suis actrice aussi. Il y avait une vraie joie de vouloir qu’elles existent. J’étais aussi touchée par le fait que cela soit centré sur ces personnages féminins, complexes, et par la période de l’adolescence, qui est évidemment fascinante. Et puis, il y avait ce portrait de femme célibataire [Sheela].
J’avais l’accord de Daisy Johnson de faire ce que je voulais du livre. Je pouvais choisir des détails, en faire fiction, et laisser d’autres trames narratives de côté. Cette liberté a fait de l’écriture du scénario l’une des périodes les plus joyeuses de tout le processus – à part le tournage, évidemment. Le livre permettait un dialogue agréable avec un premier matériel. Pour mon court métrage, j’avais juste écrit le scénario, mais j’étais partie de zéro. Il y avait un sens du vide plus grand.
September, July, et Sheela (leur mère) sont des personnages très forts. Elles prennent une place importante à l’écran, et dans le scénario. Comment as-tu trouvé ces trois actrices, et comment dirige-t-on ce genre de rôle ?
La plus grande difficulté, c’était de trouver ces actrices. Parmi d’autres paramètres, je tenais par exemple à ce qu’elles soient d’origine indienne. Je cherchais des adolescentes qui n’avaient pas forcément joué avant, mais qui avaient un désir d’expression artistique. On a trouvé Pascale Kann dans une école de cirque, et Mia Tharia, dans une école de théâtre. Avant de les découvrir, j’ai rencontré plein de jeunes filles géniales. La part un peu magique du casting, c’est le moment où, sans trop savoir pourquoi, on sait que c’est « ça ».
Après, il s’agit juste de trouver et de fabriquer ce langage commun qu’ont toutes les familles. La création de celui-ci s’est faite de la seule façon que je connaisse et que je comprenne, notamment parce que je viens de la danse : de manière très physique. Cela passait par de l’animalité, de la danse, des exercices. L’idée est de se débarrasser de tout jugement, de tout préjugé, et de manière d’être qu’on apprend en grandissant. On peut retrouver une part d’enfance. On essaye d’accéder à quelque chose de cru en nous.
Ça s’est majoritairement construit par le temps passé en répétition. Ce temps existe finalement peu au cinéma, ce que je regrette. Avec mon expérience de théâtre et de danse, c’était très important pour moi qu’on ait la partition vraiment prête, autant avec mon directeur de la photographie qu’avec elles. On connaissait exactement les plans. Tout était très précis et maîtrisé. C’était notamment nécessaire pour avoir la chance et l’espace de pouvoir, ensuite, improviser, ou même respirer, à l’intérieur.
Les personnages de September et de July sont très fusionnels. Leur sororité se ressent notamment par leur lien physique. Pour deux jeunes filles qui ne se connaissent pas à l’origine, rendre visible cette proximité particulière demande un travail de fond. Est-ce que cela se construit par exemple en leur faisant passer du temps ensemble ?
Je n’oblige jamais mes acteur·ice·s à passer du temps ensemble. Je trouve ça assez pénible. Qu’elles deviennent amies ou pas ne m’intéressait pas, ça ne regardait qu’elles. Par contre, je voulais m’assurer qu’on passe, ensemble – avec elles et Rakhee Thakrar, qui joue la mère -, suffisamment de temps pour bien connaître le rythme des unes et des autres. C’est vraiment à ça que servent les répétitions.
Cette idée un peu toxique, dans le cinéma, que l’on doive faire des dîners – ou autres – ensemble, pour être proches, je n’y crois pas du tout. C’est du travail : il suffit de répéter. Si, en plus, après, on a envie de boire des coups ensemble, c’est super. Mais ce n’est pas un prérequis.
September & July est tourné sur pellicule. Le travail que cela engage, et que tu as réalisé avec Balthazar Lab (directeur de la photographie) n’est pas anodin. Le droit à l’erreur est très limité, et cela implique des contraintes financières et techniques qui peuvent être assez importantes aujourd’hui. D’un autre côté, tourner en pellicule semble être un sujet aujourd’hui, alors que ça a été la norme pendant des années.
Oui, et ce qui m’embête un peu, c’est qu’on pourrait croire que c’est quelque chose de nostalgique. Je pense juste que ce qui est devenu la norme n’est pas toujours le mieux. Aujourd’hui, on est tous dans une surproduction de fabrication d’images permanente – moi la première.
Je viens d’un endroit où je me suis toujours énormément méfiée de l’image. J’ai commencé à faire du cinéma tard, à 26 ans. Je n’en aurais jamais fait si je n’avais pas rencontré cette réalisatrice [Athiná-Rachél Tsangári, ndlr]. J’étais en master de théâtre et je travaillais sur la philosophe Marie-José Mondzain, l’autrice du livre L’Image peut-elle tuer ? Ces sujets m’habitaient beaucoup.
L’idée de fabriquer des images, ou d’en faire partie, j’étais donc plutôt contre, bizarrement. Si je commençais à produire du cinéma, c’était forcément dans une économie très minimaliste. J’ai joué dans des séries où l’on nous dit : « On couvre ». C’est-à-dire qu’on fait des champs-contrechamps, un large, un medium, juste pour que le monteur ait du matériel. Je ne juge pas, mais je trouve ça hyper dommage : le tournage est, quand même, l’un des trois temps d’écriture du cinéma.
Je trouve que je me dois de savoir ce que je fais, et ce que je vais tourner, notamment lorsque je fais appel à de l’argent qui n’est pas le mien. Car je tiens à créer des images qui font sens, et qui n’existent que par elles-mêmes. Résultat, mes plans sont déjà écrits, et peu nombreux. Cela créé un langage que je peux comprendre. C’est ma philosophie. Et elle est toujours restée dans un coin de ma tête.
Il y a beaucoup de thématiques dans September & July. Le lycée, le harcèlement ; la maternité, la monoparentalité ; la sororité, cette relation fusionnelle, le jeu ; l’adolescence, les premières règles, la découverte du corps ; la sexualité, la découverte du désir, de l’amour ; le racisme, et d’autres angles encore. Pourtant, le film reste très fluide, ne tend pas vers le pathos, et ne livre pas une sensation de « cases cochées ». Comment as-tu orchestré cela ?
Merci. J’essaye de faire le film que j’aimerais voir en tant que spectatrice. C’est ça qui me porte. Évidemment, j’ai envie d’aborder plein de sujets, mais je crois que c’est avant tout une question qui concerne notre rapport au monde. Je pense qu’on partage, et plus qu’on ne le croit, des situations qui comportent généralement plusieurs angles de lecture. Et qui sont, pourtant, anodines ou quotidiennes.
Je crois que la mise en scène, c’est mettre ça en lumière. Il n’y a donc pas besoin de grands effets de manche nous expliquant ce que l’on regarde, ou ce que les personnages vivent. Il s’agit seulement d’essayer de placer le public face à une situation en lui montrant qu’elle peut suivre différentes directions. Dans ce film, on l’amène à réaliser que September et July ont traversé le sujet du harcèlement scolaire. Ensuite, on parle du fait que l’on n’accepte pas que les femmes aient des poils dans la société. Et puis, qu’elles ont leurs règles. Et ainsi de suite, sans épiloguer. L’idée est de permettre de regarder le film de la façon la plus directe, et simple, possible.
La caméra se tient toujours à peu près au niveau des personnages, de façon égale. Cela autorise le spectateur à pouvoir vivre une expérience horizontale avec les personnages. C’est l’assemblage de ces pensées, ou l’attention à ces choses, qui fait que l’on peut se permettre d’aborder plusieurs choses. Certaines personnes vont passer à côté de certains thèmes, et ça n’est pas grave. D’autres vont être sensibles à chacun d’eux. C’est ce que j’espère à chaque fois. Mais, évidemment, ça dépend de chacun.
Cela rend possible le fait de montrer des moments de vie du quotidien, que l’on voit peu au cinéma. Je pense à cette scène où July, lancée dans un défi, mange un pot de mayonnaise.
C’est beau que cet effort-là se voit. Dans l’idéal, il faudrait qu’il passe inaperçu… L’intérêt de faire son premier film à trente-neuf ans, c’est que l’on a eu le temps de se fabriquer une pensée précise sur ce que l’on veut montrer, et comment. Je pense que si j’avais réalisé le même film à trente ans, je n’aurais pas pu faire celui-ci. Je suis aussi heureuse d’avoir pris ce temps-là, pour créer toutes ces couches.

La relation que partagent les deux sœurs, entre déséquilibre et codépendance affective, est au centre du scénario. Quel est ton regard sur ce lien puissant, à cet âge de l’adolescence, où l’on remet de nombreuses choses en question ?
Effectivement, et c’est ce que j’ai aimé dans le livre : l’ambiguïté d’une relation où l’on a besoin d’une personne qui nous protège, mais qui, du coup, a une emprise terrible sur nous. C’est tout le paradoxe d’une situation d’emprise, et c’était intéressant de pouvoir la déployer dans toutes ses facettes. Il y a de la tendresse, de la violence, de la douceur, et le fait de nous mettre nous-mêmes, spectateurs, dans un état de stress permanent pour le devenir de July.
Par ailleurs, je ne voulais pas faire de compromis sur les sujets abordés au féminin. La violence, la manipulation, ne sont pas qu’entre les mains des hommes. C’est important de le montrer. En restant sous ce prisme-là, il peut y avoir une tendance à créer des personnages un peu trop univoques, un peu trop plats. Ici, la mère et ses filles ont des traits suffisamment poussés, dans un sens comme dans l’autre. Cela permet à September de pouvoir être pleine dans sa violence comme dans sa douceur. C’est nécessaire, pour moi, de donner corps et image à tout cela, et de montrer une palette très complète des mécanismes d’emprise au sein de la famille, qui est pourtant le lieu de sécurité et de danger par essence.
En effet, Sheela a aussi ses failles. C’est un personnage féminin nuancé, qui s’extirpe de cases comme celle de la « mère courage ». Comment as-tu construit cette femme, cette mère ?
Ce personnage de mère m’importait beaucoup. C’est peut-être ce que j’ai le plus transformé du livre. Elle n’était pas vraiment un personnage, mais plutôt la figure de « la maman ». Il était bien question de la difficulté de la maternité, mais elle restait ancrée là-dedans.
J’avais très envie de faire le portrait d’une mère qui est une femme, qui est complexe, qui a des failles, des élans de tendresse et d’attention, mais qui est défaillante, qui a des désirs, des pétages de plomb, et a un rapport à elle-même difficile. Bref, une humaine (rires). Sheela a peu de scènes, et n’est pas le personnage principal, mais je voulais faire un détour par son expérience, et notamment celle de sa sexualité.
À ce propos, la scène du rapport sexuel entre Sheela et un homme rencontré au bar, est subtile, décomplexée, rafraîchissante. On ne voit « rien », ce qui est encore rare au cinéma, mais c’est limpide, et comique.
Ça me fait très plaisir, parce que c’est le but absolu. À mon sens, cette scène, qui s’éloigne de l’histoire centrale, est la plus politique du film. J’ai mon expérience d’actrice, et de certains rôles qui m’ont amenée à jouer dans des scènes de sexe : je ressentais une urgence de montrer autre chose. Je pense que les scènes de sexe dans le cinéma ont un impact énorme sur nos sexualités, et nos vies en général. Je perçois le mal que cela a pu faire dans ma sexualité. Et je me dis qu’il faut arrêter de produire cela. Et je me sens responsable, parce que j’ai été actrice de certaines de ces scènes.
J’avais envie de le filmer comme on peut filmer une scène où des gens mangent. Ce n’est pas un big deal de jouir, ou de faire jouir quelqu’un, de se dire merci à la fin, et d’avoir ces pensées. Ça ne veut pas dire que ce n’est pas bien. Ensuite, parce qu’on connaît bien sa jouissance, parce qu’on a un certain âge, on peut aider l’autre à nous faire jouir. Et puis, je voulais aussi montrer une scène hétéro sans pénétration. Tout cet échange un peu fluide et simple, drôle, était vraiment important pour moi.
L’équipe de September & July est majoritairement féminine. Est-ce que tu as réussi à mettre cela en place de manière fluide ?
J’ai essayé d’avoir une majorité de femmes sur le plateau, mais il n’y en avait pas autant que je l’aurais voulu. En Irlande, il y a peu de cheffes de poste, notamment dans le son. Bon, j’ai ramené mon chef op, qui est un homme, mais qui est presque aussi bien qu’une femme (rires). Il est très talentueux, et j’avais tourné mon court avec lui. Mine de rien, j’allais tourner en Irlande avec toute une équipe de personnes que je ne connaissais pas. Je voulais emmener au moins une personne avec laquelle j’étais déjà à l’aise.
C’est super important pour moi de travailler avec des femmes, parce que c’est une vraie joie, en général. Et puis, je pense que pour de jeunes actrices à qui l’on demande de traverser des choses un peu puissantes ou difficiles, c’est important de sentir qu’il n’y a pas de doute sur des présences moins bienveillantes. En tout cas, l’équipe a été géniale, et les mecs aussi, donc tout va bien.
Tu es aussi très active dans l’industrie cinématographique. Tu es, par exemple, membre du Collectif 50/50, qui agit entre autres en faveur de la parité dans le secteur.
Effectivement, je suis membre du Collectif 50/50. J’ai surtout co-fondé une association qui s’appelle l’ADA, l’Association des Acteur·ice·s. C’est peut-être là-dessus que je suis la plus active. On réfléchit sur cette façon de travailler avec les acteurs et les actrices. C’est ce qui m’anime le plus. Et la parité, j’aimerais la demander au-delà des plateaux ; dans les festivals, par exemple, mais ça, on en est loin. Mais je continue à la demander, il faut bien. Aux César, cette année, il n’y a pas de femme nommée pour la Meilleure réalisation. C’est incroyable.
C’est à travers des projets comme September & July que la machine continue d’avancer…
Je l’espère. C’est vrai qu’il y a toute une mise en pratique. On est très nombreux·ses à l’ADA, et il y a beaucoup de membres dans le Collectif 50/50. Je sais que, dans le cinéma français et ailleurs, la majorité veut que ça change. Mais les dominants restent quand même des gens qui ne veulent pas quitter leur place, et qui sont souvent des hommes blancs, cis, hétéros, bien installés. Ils sont généralement d’une autre génération, qui n’a pas très envie de perdre ses privilèges. Il y a encore du boulot.
September & July d’Ariane Labed, en salles le 19 février 2025.