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FIPADOC 2025 – « Forêt » : Rêve familial, menace politique

Forêt, un film documentaire de Lidia Duda
© Lidia Duda / Lusimenta Foundation / Lonely Production / Studio Filmowe Rabarbar / EC1 Łódź - the City of Culture / Aura Films

Présenté en compétition dans la sélection Histoires d’Europe du FIPADOC, Forêt est le nouveau documentaire de la cinéaste polonaise Lidia Duda. Narrant le quotidien d’une famille confinée à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, le film interroge la place de chacun·e au sein d’un conflit dont l’ampleur et les enjeux bouleversent inévitablement les habitudes et les rêves.

Asia et Marek ont trois enfants : Franek, Ignacy et Marysia. Il y a déjà plusieurs années, le couple s’est installé sur une terre rurale située à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. Leur rêve de créer un Eden terrestre pour leur famille se concrétisait alors. Entre la rénovation d’une maison au cœur de la forêt, les longues balades dans la nature, et l’adaptation à la faune et à la flore environnantes, tout annonçait un quotidien paisible et préservé. Mais, en 2021, la Pologne signe une loi qui ferme une zone frontalière. Toute entrée et sortie en sont interdites. La maison familiale se trouve précisément là. Petit à petit, le beau rêve s’étiole, et la menace de la guerre se referme sur une quiétude tant espérée.

Avec discrétion, et grande humanité, Lidia Duda filme les réflexions qui agitent parents et enfants, à propos de ce conflit qui les a submergés et pris au piège. De l’inquiétude des premiers, à l’extraordinaire simplicité des seconds, ce film sonde les questionnements qu’entraîne un conflit, proche ou lointain, sur la place à tenir dans un monde bouleversé. Leur laissant tout l’espace de dialoguer, et de mener leurs activités respectives, la caméra se fait oublier. Sans mise en scène additionnelle, le récit tient alors dans les gestes, et la communication habituelle.

Prison dorée

Par intérêt et curiosité pour la vie forestière, la famille a pris l’habitude de laisser une petite caméra dans les bois voisins. Cela lui permet d’observer les déplacements des animaux qui, naturellement, se meuvent plus librement lorsqu’ils ne sentent pas de présence humaine. Lorsqu’ils visionnent les images, parents et enfants sont fascinés par ces mammifères et autres volatiles qu’ils surprennent dans toute leur spontanéité, et dont ils découvrent les comportements routiniers.

Brusquement, ce jeu de cache-cache prend une toute autre forme. Petit à petit, ce ne sont plus seulement des animaux qui se prélassent devant une caméra qu’ils ne soupçonnent pas, mais bien des silhouettes humaines qui surgissent en pleine forêt. Cela se fait parfois de nuit, et ces personnes semblent bien moins sereines que les bisons locaux. Le froid et la faim se font ressentir dans leur allure pressée, alerte.

Et puis, au-delà des images, il y a la réalité, grandissante. Ça et là, des campements de fortune émergent dans la forêt. Asia et Marek se retrouvent alors à la nettoyer, et ce, parfois avec leurs enfants. Car le couple met un point d’honneur à éduquer ces derniers à l’ouverture et l’aide à autrui – sans aucunement les laisser déraisonnablement en proie au danger. La famille s’attelle donc au déblayage des sols, jonchés, par endroits, de restes alimentaires et de frêles sacs de couchage. Des nuits dans la forêt, sans sécurité ni confort, sont le sort de centaines de réfugié·e·s, refoulé·e·s de Biélorussie, et refusé·e·s en Pologne. Un entre-deux terrifiant, qui implique clandestinité et isolement.

La famille, envers et contre tout

Derrière la caméra que l’on sent ne jamais s’imposer, Lidia Duda filme le fossé, de plus en plus poreux, entre un quotidien idyllique et la réalité brutale d’un conflit tout proche. À mesure que la guerre dure, et multiplie les incertitudes, l’inquiétude d’Asia et de Marek est incessante. La priorité du couple est cependant univoque : préserver les enfants.

Ces derniers, encore très jeunes, font preuve d’une véritable sagacité, et d’une connaissance aiguisée de leur environnement. Pourtant, leur joie de vivre, et leur capacité à se concentrer sur le moment présent, n’en restent pas moins perméables à la violence qui se déroule à quelques dizaines de mètres de chez eux. Asia et Marek le savent, et tiennent à faire perdurer, du moins quelques années encore, ces ressources propres à l’enfance. Alors, les rires retentissent encore dans la maison. Les notes des comptines appellent à la rêverie. Quant aux courses nocturnes dans la neige, torse nu, elles demeurent un heureux rituel familial, entre cris de joie, et ivresse d’une liberté entrevue.

Cela n’empêche pas le couple de ne pas évincer les réflexions et les doutes de leurs enfants. Au fil des années, Franek, Ignacy et Marysia ont intégré dans leur quotidien ces passages d’hommes, de femmes, et d’enfants, dans la forêt. Ils savent que ces flux sont anormaux, et qu’ils sont la conséquence d’une menace. L’idée n’est pas de tout cacher, et de ne vivre que dans l’apparence d’une paix indéniable, bien au contraire. Il s’agit plutôt d’expliquer, voire de reformuler, avec simplicité et pragmatisme.

Forêt, un film documentaire de Lidia Duda
© Lidia Duda / Lusimenta Foundation / Lonely Production / Studio Filmowe Rabarbar / EC1 Łódź – the City of Culture / Aura Films

Questions sans réponses

Naturellement, cela ne va pas sans son lot d’interrogations. Sans se prononcer politiquement – cela a le temps de venir -, les enfants expriment leurs diverses réflexions. En les écoutant attentivement, et sans jamais intervenir, Lidia Duda prend le temps de filmer ces dialogues. Les «  et si », les « pourquoi », et les « c’est injuste », s’y bousculent. Dans cet environnement qui respire le mystère et la menace, vers qui se tourner ? Qui détient la vérité ? Faut-il suivre la voie parentale, ou écouter les directives d’un gouvernement qui ne leur apparaît pas tout à fait impartial ? La fratrie se questionne notamment sur les discriminations raciales qu’ils observent. Leur esprit critique se développe, et des questionnements éthiques et moraux foisonnent dans leurs esprits. Peu à peu, ils comprennent qu’il faudra s’armer de patience, car la réponse, lorsqu’elle existe, n’est ni juste, ni claire.

De leur côté, Asia et Marek sentent également un manque de solutions. Pris dans un tourbillon de choix à faire entre rôle parental et rôle politique, le couple s’interroge. Cette maison était le rêve de leur vie, mais la situation politique accablante le dépasse largement. Faut-il rester, ou alors partir ? Chacun·e se demande quelle est la place à tenir dans ce système bancal. Si Marek intériorise davantage ses émotions, Asia s’apaise en les exprimant verbalement. « Comment puis-je boire mon café assise, lorsque je sais ce qu’il se passe juste à côté ? ». La mère de famille se sent perdue. Elle qui rayonnait auparavant, se sent désormais vide, triste. Elle éprouve une gratitude infinie pour l’existence de ses enfants qui, elle le dit, sont sa « raison de vivre ».

Épuisé·e·s par la situation, Asia et Marek tiennent pour, et avec, leurs enfants. Une chose est sûre : l’amour que tous cinq se portent les renforce, les rassure, et est infiniment précieux.

Forêt n’est pas un documentaire sur la guerre à proprement parler. S’extirpant de la narration d’un contexte général, Lidia Duda cherche à montrer l’humanité individuelle qui existe toujours derrière. S’appuyant sur une force visuelle et sonore infinie, le film propose une pleine immersion dans la réalité d’un quotidien piégé dans les rouages d’une machine politique en pleine ébullition.

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