Trois sœurs apprennent la mort de leur père, un célèbre architecte. Autour d’elles, la pluie est incessante et la montée des eaux inexorable. Avec Cérémonie d’orage, Julia Armfield, signe un grand roman sur fond de dystopie oppressante.
L’eau est un personnage à part entière dans les livres de Julia Armfield. L’élément occupe déjà une place de choix dans son premier roman, Our Wives Under the Sea, qui n’est pas encore traduit en français. On y découvre Leah qui rentre d’une mission cauchemardesque dans les profondeurs et perd peu à peu pied. Sa femme Miri, heureuse de la savoir saine et sauve commence cependant à ne plus vraiment la reconnaître. Elle s’inquiète de voir Leah passer des journées entières sans pouvoir quitter la baignoire.
Dans Cérémonie d’orage, pas question de plonger sous l’océan mais plutôt d’y flotter du mieux possible. Depuis de longues années, la pluie tombe sans discontinuer. Cela ne laisse que de rares et courts répits et provoque nombre de conséquences. Il faut fuir les caves et les premiers étages. Les infiltrations dans les bâtiments sont monnaie courante et menacent tout d’effondrement. Il y a bien longtemps que plus personne ne voyage, exceptés de rares optimistes qui espèrent un temps plus clément ailleurs. Dans ce décor, les trois sœurs Carmichael vivent au jour le jour : Isla, l’aînée, Irène, la cadette et Agnes la benjamine, née d’une autre mère. Trois sœurs et un père tyrannique, dans un livre aux faux airs de Roi Lear shakespearien.
Le ciel est rose de pollution, le soleil comme un œil mi-clos qui émerge du sommeil. Tout autour, le jour est à l’arrêt, les vendeurs, les serveurs et les employés de bureau se déversent de leurs immeubles respectifs pour profiter du répit. Les gens ont le visage tourné vers le ciel et Agnes pense à des photographies des années cinquante : des hommes et des femmes avec des lunettes de protection en train de regarder des essais nucléaires, installés sur des chaises longues.
Cérémonie d’orage, Julia Armfield
Eaux pressantes
« Le Roi Lear et ses trois gouines de filles » résume un jour Irène pour présenter sa famille. Le parallèle shakespearien est lancé. Le père, puissant comme un roi, architecte de génie, a imaginé des bâtiments capables de s’adapter à la montée des eaux. La mère, absente et peut-être devenue folle, est remplacée par une autre femme, qui se volatilise ensuite. De ce passé, ne reste que des bribes auxquelles les trois sœurs ne souhaitent pas penser. Tout le roman est alors traversé par ces questions entêtantes : « Comment faire le deuil d’une absence quand cette absence est familière ? Qu’est-ce que le deuil sans départ soudain à regretter ? »
Julia Armfield divise sa narration selon les trois points de vue des sœurs. Même dans cette atmosphère de fin du monde, chacune continue sa vie du mieux possible, presque oublieuse de la catastrophe alentour. Quelque chose cloche. C’est aussi évident qu’insaisissable. Une paranoïa graduelle s’empare d’Agnes, la cadette, persuadée d’être suivie. Irène et Isla sont elles aussi peu à peu étreintes par une trouble inquiétude. C’est là tout l’art du livre : bâtir une ville qui sombre, donner corps à des bâtiments décrépits, faire naître une énergie tranquille, tendue et pourtant apocalyptique. Avec Cérémonie d’orage, Julia Armfield fait de la montée des eaux une métaphore des angoisses futures.
Derrière les vitres du métro, la lumière commence à changer, la nuit saigne comme une fuite qui jaillit du plafond ; croissante, de plus en plus épaisse, gonflant à mesure qu’elle tombe. […] Les accalmies sont si rares, si espacées qu’elles comptent à peine, simples éclaircies fugaces. Elle le sait, la pluie reprendra avant la fin de son trajet, avant qu’elle ait une chance de poser un pied sur la terre ferme et de profiter du répit.
Cérémonie d’orage, Julia Armfield