Projet poétique, Le rêve d’un langage commun est porté par la poétesse américaine Adrienne Rich. Elle dispose les mots autrement pour dire l’amour, la vie, le militantisme.
Dédier un poème à une lionne, faire le portrait de femmes admirées ou aimées, décrypter les graffitis, écrire l’amour entre amantes, mettre des mots sur le traumatisme sont quelques-unes des opérations langagières auxquelles se prête la poétesse et essayiste Adrienne Rich (1929 -2012) dans ce recueil. « Sorcière en chaussons », pour reprendre ses termes, elle grandit entourée d’un père juif et d’une mère protestante. Elle étudie à l’Université puis rencontre Alfred Conrad, professeur d’économie, avec qui elle se marie et a trois enfants. Dans les années 60, elle s’engage pour les droits civiques et se déclare lesbienne. Ses textes se font plus virulents envers l’inégalité, le patriarcat et l’hétéronormativité. En 1976, elle tombe amoureuse de Michelle Cliff, écrivaine, qu’elle ne quittera jamais.
Souvent connue pour son essai, La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne, paru en 1981, les éditions de l’Arche font paraître cette année la traduction de son recueil, Le rêve d’un langage commun, publié aux Etats-Unis en 1978. Ce corpus de textes se distribue en trois sections : Pouvoir, Les vingt et un poèmes d’amour (d’abord publiés en 1976 puis intégrés au recueil) et enfin Pas ailleurs, ici. Cet ouvrage bilingue a été traduit par Shira Abramovich et Lénaïg Cariou. Membres du collectif Connexion Limitée, créé en 2019, elles réalisent des choix de traduction forts pour rendre notamment la féminisation du langage voulue par Rich elle-même.
Je suis l’amante et l’aimée, la maison et la nomade, celle qui coupe du bois pour le feu et celle qui frappe, étrangère dans la tempête, deux femmes, les yeux dans les yeux mesurant l’esprit l’une de l’autre, de l’une et l’autre le désir illimité, une toute nouvelle poésie commence ici.
Poème “Etude transcendantale” – Adrienne Rich
Une écriture perméable
Adrienne Rich tient à la « perméabilité » entre la vie et l’écriture. Son engagement, palpable dans ce recueil, reflète les choix faits au cours de son existence. Le rêve d’un langage commun aborde la culpabilité, la douleur mais aussi l’empowerment, la colère, la joie, l’amitié, le refus, la pornographie, la mort, le mensonge, l’avortement. Ayant pris ses distances avec certains codes de versification, elle cherche à retranscrire « l’énormité des choses les plus simples ».
J’entre dans la cuisine, dépose mes paquets, fais du café, ouvre la fenêtre, je mets Nina Simone qui chante Here comes the sun. … J’ouvre le courrier, en buvant du café délicieux, musique délicieuse, mon corps encore léger et lourd de toi.
4ème des 21 poèmes d’amour – Adrienne Rich
Adrienne Rich décrit ses jours, ses habitudes, son espace de création. Cette salle peint de blanc est remplie d’étagères de livres et de « poèmes crucifiés au mur ». Ses textes disent la domesticité. Elle ne rechigne pas à mettre au centre les tâches ménagères comme les matières vulgaires. Peu présentes en littérature, les femmes passent pourtant leur temps à nettoyer le lait séché, la poussière, les larmes, les couches des enfants.
Elle écrit aussi certaines décisions radicales et salvatrices. Les passages sur le refus du dolorisme sont magnifiques. « Je crois que je choisis quelque chose de nouveau / ne pas souffrir inutilement et pourtant être sensible », « La femme qui chérissait sa souffrance est morte. (…) Je veux lutter contre la tentation de faire de la douleur une carrière ». Elle questionne les limites de nos représentations, de notre morale, de notre langage. Cependant, elle sait et ne tait pas la complexité du désir mêlé de crainte qu’il y a à choisir la lutte.
Par et pour les femmes
En 1974, alors qu’Adrienne Rich est primée du National Book Award, elle refuse de recevoir ce prix en son nom propre. Elle demande aux poètes, Alice Walker et Audre Lorde, de le recevoir avec elle au nom de toutes les femmes. Ce geste qui vise l’universalité se retrouve aussi dans l’agencement de ses phrases. En mettant des mots sur des choses tues, elle dessine un lieu littéraire qui accueille les femmes, leur amour, leur incompréhension, leur désir d’émancipation.
Elle écrit sur sa relation avec sa soeur (les souvenirs communs comme la mésentente). Elle déploie un panthéon personnel de femmes. Se côtoient la scientifique Marie Curie, sa compagne Michelle Cliff, la poète lesbienne Audre Lorde, l’alpiniste Elvira Shataeva ou encore la peintre Paula Becker. Elle clame son lesbianisme dans ses poèmes amoureux et affirme que « deux femmes ensemble est un travail / que rien dans la civilisation n’a rendu simple ». Elle expose son désir, décrit les gestes tendres, travaille la question du manque, de l’attraction, de la blessure, de la séparation.
ton contact sur moi, ferme, protecteur, qui me cherche, ta langue forte et tes doigts fins me touchant là où je t’ai attendue pendant des années
Le poème flottant – Adrienne Rich
Vers libres, répétition volontaire, démultiplication d’images et corporéité font la singularité de son style. Entre eux, les poèmes résonnent et rétroprojettent la trajectoire d’une existence qui s’acharne à renouveler le tissu superficiel dans lequel peut se figer le langage. Adrienne Rich reconsidère la manière de faire lien. Elle tend des fils d’un bout à l’autre de la page auxquelles elle suspend des mots choisis comme on fait la courte échelle.