LITTÉRATURE

« Foodistan » – Fiction alimentaire

© Argyll

Ketty Steward imagine un monde où, après la Faim du monde, la métaphore culinaire prendrait corps en devenant réalité. Foodistan est un récit canaille qui met l’eau à la bouche.

Après les remarqués Dès que sa bouche fut pleine de Juliette Oury et Les Mangeuses de Lauren Malka l’année dernière, Foodistan est une nouvelle fois la preuve que les autrices s’emparent de la nourriture pour parler des dynamiques sociétales. Nous sommes dans les années 2040, la crise de la grande Faim s’est achevée. Elle a connu des « débordements cannibales » et la mise à mal du système de l’agroalimentaire. Devenue le Foodistan, la France a aussi opté pour un passage généralisé au végétarisme.

Écrivaine et psychologue clinicienne, Ketty Steward partage sur Instagram ses textes dans des formes brèves et sous différentes formes. Elle a écrit Saletés d’hormones et autres complications, recueil de nouvelles, L’évangile selon Myriam, un roman fresque, mais aussi un essai sur la science-fiction, Le futur au pluriel  : réparer la SF. Cette adepte de SF déplore que cette forme se cantonne encore à la reproduction de clichés sans explorer les potentiels offerts par ce genre.

La SF pourrait être un immense vaisseau d’exploration de tous les possibles, un genre sans limite, mais ce qu’on voit, c’est plutôt une petite mobylette un peu poussive qui ne s’aventure souvent pas bien loin.

Kelly Steaward – interview pour Usbek et Rica

Au buffet du monde

« La préoccupation constante de se sustenter marqua profondément le langage et modifia les pratiques culturelles ». Ketty Steward sculpte un ailleurs spatio-temporel dans lequel la nourriture est devenue la composante régissant la dimension sociale, symbolique, économique et culturelle du monde. Le vocabulaire employé est complètement remodelé dans une langue alimentaire : la santé mentale devient la santé emmental, la crise sanitaire, la cerise sanitaire. Les archives des habitants ont désormais la forme de cahier de recettes. Le sexe se pratique à la manière d’un grand banquet frugal. Certains mythes passent même à la moulinette culinaire : « Au commencement était la Levure. La Levure était avec Dieu. La Levure était Dieu. Iel créa la Terre. (…) Iel modela dans la farine mouillée de sa divine salive deux êtres androgynes, tous deux à sa ressemblance. »

Maëlle Aromy, héroïne de l’histoire, est serrurière professionnelle. Une des rares à pouvoir traverser toutes les couches de la société (maintenant « satiété  »). Elle compare celle-ci à un généreux plat de lasagnes puisqu’elle s’organise en différentes strates. Chacun y a son régime alimentaire, sa philosophie et ses rituels. Le Gratin est la couche supérieure. Ils sont les plus nourris et les plus riches et suivent une alimentation symbolique qui se présente « sous forme picturale, sonore, comme un spectacle » mais se nourrissent également « au moyen de pilule ou de transfusion ». Juste en dessous, les Macédoniens, qui rassemblent les commerçants, les soignants, les artistes. La plupart mangent des aliments réels selon une diversité de régimes : les soupeux, les pastavores, les panivores. Enfin, les Reliefs sont les « membres les plus démunis de la satiété ».

Ketty Steward propose un geste féministe en revisitant le rapport à notre alimentation. Désormais publique, elle n’est plus la seule charge mentale des femmes mais une préoccupation éminemment politique concernant l’ensemble du corps social. Cette fiction spéculative est aussi éminemment réjouissante. Une vraie joie linguistique affleure de la réinvention d’expressions et de vocables qui provoquent accrocs et surprises textuels. Récit malin, Foodistan de Ketty Steward invente un autre monde, gourmand, où il est question de bouffe et de lutte des classes

Foodistan de Ketty Steward, éditions de l’Argyll, 9,90euros.

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