Journal est le nouveau livre de l’artiste Jochen Gerner. Cette gazette, écrite pendant quatre ans, constitue un aperçu de sa pratique artistique autant qu’un reflet de son regard sur le monde. Rencontre.
« Le dessin comprime le temps ». Dessinateur, Jochen Gerner réalise des livres et des expositions mais prête aussi son trait à la presse. Journal – Choses vues et dessinées (2019-2023) paraît au éditions B42. Plusieurs fois par mois, il écrit un texte qui récolte ses pensées, observations, activités, citations d’auteurs, descriptions d’œuvres souvent accompagnées d’un petit dessin. Chaque journée est comme une histoire miniature.
Souvent, je retiens ma respiration. La pratique du dessin est une forme d’exploration sous le réel, en apnée. Je dessine, nage dans l’encre, puis remonte à la surface du papier en fin d’exercice.
Journal, Jochen Gerner
Membre du groupe de l’OuBaPo (Ouvroir de Bande dessinée Potentielle), sœur de L’OuLiPo, il participe avec d’autres dessinateurs à un travail d’expérimentation sur les limites de la BD. Il a déjà publié deux livres aux éditions B42, notamment deux séries déclinants des profils d’animaux : Oiseaux (2021) et Chiens (2023). Il place le motif et le détournement au cœur de sa création, inventant au fil du temps un alphabet graphique et minimaliste.
Après avoir dessiné au crayon un ensemble de 54 pictogrammes tout en écoutant la radio, je finalise ces dessins par un tracé à l’encre noire. Les voix, musiques, sujets entendus hier lors du travail crayonné resurgissent aujourd’hui à l’encrage. Chaque dessin contient potentiellement sa propre mémoire sonore, chaque trait est un sillon gravé de disque vinyle.
Journal, Jochen Gerner
Quel a été votre premier choc esthétique ?
Mon premier choc esthétique est probablement la découverte d’un dessin en train de se faire sous la main de mon père, lui-même dessinateur. Voir ainsi des dessins prendre forme en direct sur des feuilles de papier relevait d’une forme de magie.
Mais je me souviens également de la visite de l’exposition inaugurale du centre Pompidou en 1977 comme d’un événement fondateur. J’avais sept ans et je découvrais à la fois cette architecture multicolore spectaculaire et l’exposition Crocrodrome de Niki de Saint Phalle. Je reste encore aujourd’hui imprégné des couleurs et des formes vues ce jour-là. Je parle d’ailleurs de cet événement dans mon Journal (note du vendredi 26 juillet 2019).
Votre père, professeur de dessin, et votre mère, lexicographe, apparaissent comme une équation possible pour approcher votre travail à la frontière entre ligne et lettre, forme et signe. Que vous ont-ils transmis ?
Mon père m’a transmis une grande curiosité pour les images de toutes sortes, des peintures rupestres aux images imprimées. Je viens d’ailleurs de récupérer la quasi-totalité de sa documentation iconographique qui lui servait à construire ses cours de dessin et d’histoire de l’art.
Ma mère m’a donné le contexte littéraire et un grand intérêt pour les mots. J’ai grandi au milieu des livres et des images. Lire à dix ans la revue Art press, consulter régulièrement les dictionnaires du Trésor de la Langue Française ou visiter des expositions d’art moderne ou ancien… Tout cela a été probablement un terreau idéal.
Grâce à mes parents j’ai lu très jeune Georges Perec, Michel Butor, Tolkien, Sempé et Bretécher.
Journal est le premier de votre livre à contenir autant de texte. Comment est né ce projet ?
À l’occasion de la réalisation de différents travaux graphiques, j’ai eu envie de prendre parallèlement des notes pouvant consigner des faits faisant le lien entre le réel et la réalisation de mes dessins. Il s’agissait alors juste d’une prise de notes pour moi-même, sans intention de les publier. J’aimais particulièrement tenter de cerner cet espace mental où arrivent les faits réels et d’où repartent des idées et des principes de dessins. En cela il ne s’agissait pas d’un journal autobiographique habituel mais plutôt d’un journal s’attachant à cerner les aspects de ma vie en lien direct (ou indirect) avec ma pratique du dessin.
Lorsque j’avais écrit les ¾ du journal tel qu’il existe actuellement, à l’occasion de la remise de dessins pour un autre projet, j’ai parlé de cet exercice à Alexandre Dimos (ndlr, éditeur des éditions B42). Il m’a alors dit que cela pourrait être publié aux éditions B42. Ce n’est que plus tard qu’un principe de petits dessins ou pictogrammes a été envisagé pour accompagner ces textes et en éclairer certaines descriptions.
Aujourd’hui, j’apprécie autant l’exercice de l’écriture que celui du dessin. Je place cela sur un même plan. Tout est en interaction.
Vous utilisez une langue précise, concise et sertie d’un vocabulaire savant (diorama, sérendipité, prosopagnosie, emphytéotique). Quelle différence faites-vous entre choisir ses mots et tracer des lignes ?
Le choix de ces mots me semblait évident et essentiel, car je n’en voyais pas d’équivalents désignant aussi clairement ce qui était évoqué. Le choix du mot « emphytéotique », nouveau pour moi, était en tous cas clairement énoncé pour en signifier le caractère abscons, et pour démontrer la potentielle difficulté qu’il y avait à tenter à le définir par le dessin.
Mais choisir des mots ou construire l’architecture d’une phrase s’apparente à l’élaboration d’un trait et à l’organisation mental d’un dessin. En cela, ces deux pratiques se rejoignent complètement. Dans l’écriture ou dans le dessin, le principe de rythme est là.
Un signe typographique apparaît dans vos paragraphes. Que représente-t-il ?
Ce signe a été proposé par l’éditeur. Il indique l’idée de retour à la ligne, sans déclencher pour autant ce retour et la création d’un nouveau paragraphe. Grâce à ce signe typographique, sorte de pied-de-mouche ou de retour chariot, il y avait dès lors des successions d’idées qui pouvaient s’enchâsser les unes derrière les autres à la façon d’un enchaînement spontané de pensées.
Mais ce qui me semble également intéressant, c’est de considérer cet élément graphique comme une ponctuation, à mi-chemin entre le caractère typographique et le pictogramme. Cela rejoint mes préoccupations et certaines des réflexions mises par écrit dans ce journal.
Vous documentez les faits de votre vie quotidienne comme les actualités du monde. Quel rapport entretenez-vous avec la contemplation et ce que vous nommez la « poésie du presque rien » ?
Chaque fait et chaque détail du monde observé, même le plus infime, me semble être un potentiel déclencheur d’émotion. La différence entre toutes ces observations est juste une question d’échelle. Je crois que je pourrais prendre autant de plaisir à observer les lichens disposés sur quelques centimètres carrés du toit végétalisé de mon atelier que le panorama du Grand Canyon. Comme contempler une forêt jurassique miniature et la potentialité d’un récit.
Je procède de la même façon avec l’observation des images imprimées. Je les ausculte et j’en analyse les infimes détails (trames et défauts d’impression compris) pour en cerner la nature. C’est ainsi que je m’attache à recouvrir de peinture ou à l’encre certains de ces documents pour en révéler, par principe de réserves et de fenêtres, des détails qui en donneront une nouvelle lecture.
Vous évoquez dans votre livre les dessins et les projets artistiques en cours ou réalisés. Quelles sont les différentes techniques que vous utilisez ?
Je travaille principalement à l’encre de Chine noire, à l’aide de pinceaux fins. Le pinceau permet la variation d’épaisseur du trait, la précision et le silence du tracé. J’utilise parfois aussi la peinture acrylique qui s’applique par couche opaque, proche de la couche d’impression sérigraphique. Je m’en sers pour la technique du recouvrement précédemment mentionnée. Pour d’autres projets, où la notion de couleur fait partie de l’étude, je me sers de feutres de couleur. Cela permet de travailler spontanément et rapidement, de créer des interactions de couleurs par superposition de couches ou de traits. Souvent, ces dessins aux feutres de couleur sont des parenthèses dans une journée de travail consacrée à d’autres projets. Rythmer ses journées avec des techniques et des outils variés permet de développer des muscles oculaires différents.
Dans quelle mesure le protocole et la contrainte – règles de base de votre travail – permet l’advenu de l’inattendu ?
Se donner des règles, des protocoles et des contraintes, permet d’insérer dans sa propre réflexion des éléments surprenants, des accidents et des détours. Cela façonne ainsi de façon plus riche le récit graphique mis en place. Je suis alors le premier spectateur du dessin. Et à la façon d’un découvreur d’espaces enfouis mis au jour, j’en suis également l’inventeur. Il y a là un rapprochement avec la science. J’espère faire des découvertes plutôt que d’être satisfait d’avoir reproduit ce que je connaissais déjà.
Vous racontez qu’un jour, alors que vous baignez dans un paysage enneigé, blanc comme neige, le désir de la couleur réapparaît. Quelle place a-t-elle aujourd’hui dans votre travail ?
J’ai très longtemps préféré travailler uniquement au trait noir pour mes séries de dessins et notamment pour la réalisation de dessins de presse. Le trait noir est simple, plus direct et efficace. Il est également mieux reproduit sur les supports imprimés tels que les journaux.
Mais utiliser la couleur comme sujet et non plus comme simple enjolivement – ce que je n’appréciais pas – m’apparaît aujourd’hui comme essentiel et salvateur. Je l’emploie par le biais du trait et je combine les couleurs par superposition de trames. Je crois que je me sers de la couleur comme une imprimante : avec un nombre limité de couleurs, je mêle différentes gammes pour en créer des nouvelles, sans faire disparaître chacune complètement.
L’essentiel est de pouvoir vivre en alternance dans un monde noir et blanc et polychrome. Un peu comme feuilleter un magazine où alternent des pages austères et de grandes images en quadrichromie.
Beaucoup de références littéraires et filmiques rythment vos propos. Comment ces sources nourrissent-elles votre travail ? Y a-t-il des références récentes qui vous ont marqué ?
Les œuvres d’art, les récits ou les films m’intéressent et me nourrissent autant que le réel. J’aime l’interaction entre la réalité et la fiction, le figuratif et l’abstrait, et toujours ainsi me situer à la lisière de chacune de ces zones. Souvent, je peux être inspiré par des éléments issus de domaines très éloignés de mon métier et de mon univers graphique. Un détail d’une architecture, l’arrière-plan d’un film ou la sonorité d’une phrase lue peuvent être des éléments déclencheurs.
Dernièrement, j’ai été très touché par la scène inaugurale d’un film d’Alfred Hitchcock, Les Amants du Capricorne (1949) dans laquelle se déployait un panorama en Technicolor touchant de la ville de Sydney au XIXe siècle. J’ai découvert par la suite le tableau ancien d’un certain W. S. Hatton qui avait inspiré ce décor.
J’ai apprécié également le livre Villa Zamir (2022) de Hélène Gaudy s’insérant dans une collection, publiée aux éditions Sun Sun, où chaque auteur choisit une image dans le fonds d’autochromes Albert-Kahn et développe un récit à partir de cette unique image. L’interaction texte-image s’incarne ici parfaitement, en allers-retours entre le réel de la baie de Roquebrune, les propres souvenirs d’Hélène Gaudy et l’image photographique. Le principe de la couverture de l’ouvrage, ponctuation de perforations derrière laquelle est glissée la reproduction de l’autochrome en question, m’a rappelé mon propre principe de recouvrement ajouré.
Quelles sont les conditions idéales pour créer selon vous ?
Un bel espace lumineux et calme. Du papier et de l’encre.
L’artiste est à retrouver sur Instagram (@jochengerner) et sur son site web.
Journal – Choses vues et dessinées (2019-2023) de Jochen Gerner, éditions B42, 20euros.