Ballades est une BD sauce moyenâgeuse et batracienne. Si, si, vous allez voir, on arrive à suivre et même, on se marre. Camille Potte met en scène un monde chevaleresque dont la langue hybride risque de devenir contagieuse. Rencontre.
Oyez, Oh yeah ! Transformé en vilaine grenouille, le Prince Gourignot rencontre ses comparses grenouilles, Mouillette et Kikker Van de Vijver. Dans le même temps, la chevalière Gounelle part délivrer la princesse Patine coincée dans une tourelle, promise au Prince. Nous suivons tous ces personnages fantasques dans un univers qui rappelle les formes labiles et rondes d’une lampe à lave des années 70.
Illustratrice, Camille Potte publie Ballades aux éditions Atrabile. Cette bande dessinée revisite les codes de nos contes de fées et de châteaux fort au travers d’un prisme politique et notamment féministe. Elle a déjà réalisé plusieurs fanzines comme, Dear Jeff Mangum, auto-edité en 2017, et fait paraître de courtes BD telles que Les Sorcières (2021) et The Brother, The Stoopid Princess & the Sacred Instrument (2020) chez Phenicusa Press.
Avez-vous toujours lu de la bande dessinée ?
J’en lis depuis que je suis petite, j’en feuilletais même avant de savoir lire. J’ai grandi à Paris dans le 18ème arrondissement, à cinq minutes à pied d’une bibliothèque. Le weekend mes parents m’y posaient et me récupéraient en fin de journée. J’étais en autonomie totale. Je me faisais des piles de ma taille de bandes dessinées et je passais l’après-midi à les dévorer. Je me rappelle même que j’avais le droit d’en emprunter et que je les avais souvent finies le jour même. Mes parents me grondaient en me disant : « C’est pas possible, là ! Tu peux pas faire ça ! C’est dimanche, la bibliothèque est fermée » (rires) « tu dois apprendre à déguster et pas à tout avaler, tout rond ! ».
Dans ma famille, on est bande dessinée de grand-père à petite-fille. Chez mes parents, j’avais accès à Fluide Glacial, Gotlib etc.. et chez mes grands-parents, il y avait un placard avec les intégrales de Goscinny, Franquin et compagnie. Franquin est vraiment une influence très importante. Quand je dessine, j’ai tendance à chercher ce qui me rappelle son trait, son dynamisme et son expressivité. Ma ligne a quelque chose de très souple, de mou et d’élastique, parfois je me dis qu’elle évoque la queue du Marsupilami.
Comment vient cette ligne élastique ? Recherchez-vous cet effet ?
Je ne le recherche pas, c’est inhérent à mon geste. C’est comme si je ne pouvais empêcher ce mouvement qui guide ma ligne. J’ai l’impression de devoir retenir cette ligne. Ce que j’aime dans le dessin ce sont les arcs, les cercles, les boucles. Ces motifs demandent un mouvement qui emporte le poignet. Ce sont les endroits où je prends le plus de plaisir. Il y a une satisfaction tactile à ressentir les frottements sur la feuille et le jeu entre le glissement et la résistance de la surface. Pour Ballades, j’ai dessiné sur tablette graphique ce qui permet de zoomer. J’ai donc créé de grandes courbes, par le geste, qui sont en fait petites dans le livre.
Quel a été votre parcours jusqu’à la parution de Ballades ?
Je n’étais pas une enfant très sociable, par contre, dès que j’étais sur une table avec des feutres et des feuilles je ne bronchais plus. J’ai fait un lycée d’Arts Appliqués puis je suis partie faire mes études à Bruxelles. J’ai intégré l’école de La Cambre, en dessin contemporain. Je voulais explorer l’aspect conceptuel de l’art et mettre de côté le monde de la BD qui m’évoquait l’enfance. Ça ne m’a pas vraiment plu.
Ensuite, j’ai fait un master en « Narration spéculative », option BD, à l’École de Recherche Graphique. À ce moment-là, j’ai renoué avec le plaisir de raconter des histoires et découvert le féminisme. Les professeurs nous montraient que raconter des histoires a un impact sur le monde et le modifie et invitaient des artistes, comme Ovidie, pour venir nous parler. C’était les grandes retrouvailles avec la bande dessinée. Deux ans géniaux !
Quand avez-vous commencé à écrire des histoires ?
Les études étaient un moment punk de ma vie. J’allais à des concerts tout le temps, je baignais dans la culture do it yourself. J’ai fait des affiches et des fanzines – des histoires ironiques, un peu des fanzines de poseuses (rires). À la fin de mes études, j’ai fait un livre autour d’un album de musique qui a été très important pour moi. À ce moment-là, j’ai commencé à me dire : « Allez, arrête le second degré deux secondes et essaie de faire un truc un peu plus profond ! »
Après le confinement, j’ai fait des nouvelles sous forme de fanzines qui racontaient des histoires de canards, de sorcières et de grenouilles. Puis, il y a deux ans, j’ai eu un flash en réalisant que toutes ces histoires se situaient dans une sorte d’univers médiéval. Pour créer Ballades, j’ai fait se confronter tous ces personnages. Voilà pourquoi le récit commence avec plusieurs histoires parallèles.
Votre histoire est un remake de conte de fée qui retourne ce monde comme on le ferait avec une boule à neige. On est dérouté et en même temps on a plaisir à identifier des archétypes (le Prince, la Princesse, la Chevalière, la Sorcière…) que l’on connaît très bien mais qui ne suivent pas le scénario classique. Comment se sont dessinées ces histoires ?
L’histoire commence dans un étang avec deux grenouilles très sympathiques qui rencontrent une grenouille un peu différente. C’est un Prince qui a été changé en grenouille. Au cours de l’histoire, on fait la rencontre de plusieurs binômes d’autres personnages qui sont en effet tous des archétypes de personnages classiques de conte. Néanmoins, le projet du livre était de les prendre à revers. En opérant un renversement, j’interroge les personnages au-delà de leur archétype.
Par exemple, quand on lit les histoires de princesses enfermées dans des tours, c’est vertigineux de se dire qu’il y a des femmes qui ont passé des décennies cloîtrées. C’est d’autant plus terrifiant que, généralement dans les contes, elles passent directement de cet enfermement physique à un enfermement marital. J’ai voulu penser autrement leur libération. Je me suis demandée quelle serait la première chose que la Princesse pourrait faire en sortant si elle n’était pas contrainte de tomber sous le joug d’un mari.
Vous inventez aussi la rencontre entre deux mondes, le monde humain et le monde grenouille.
Dans les contes, le Prince a pour seul désir de redevenir humain alors que devenir une grenouille est très désirable. Dans le monde des grenouilles, il fait bon vivre. Elles passent le plus clair de leur temps à chanter. Elles font plein de petites onomatopées comme dans la chanson, Les Grenouilles, de Steve Waring, où un petit garçon écoute les grenouilles et finit par comprendre ce qu’elles se disent.
Dans Ballades, la situation initiale comme la résolution de l’histoire se passent dans le monde des grenouilles. À la fin, les grenouilles finissent débarrassées des contraintes du monde humain. Il n’y plus de complot et de manipulation. Ce sont d’ailleurs les seuls personnages, avec les sorcières, qui ne parlent pas en faux vieux français mais en français contemporain.
Comment avez-vous créé cette langue hybride parlée par les humains ?
Avant d’écrire ce livre, j’ai fait un fanzine où les canards parlaient un faux anglais Shakespearien. Je me suis régalée à faire de la langue le moteur de l’histoire. J’ai voulu retrouver ce mécanisme dans Ballades. J’ai travaillé avec le Dictionnaire de l’ancienne langue française de Frédéric Godefroy. J’ai cherché des mots amusants, suffisamment proches de notre français contemporain pour qu’on les comprenne et suffisamment lointains pour qu’il y ait un effet de décalage. J’ai aussi inventé des mots du langage courant en y ajoutant des Y et S. Cette langue demande un effort de déchiffrement mais permet d’inventer des discussions contemporaines en les déplaçant ailleurs. Quand les personnages parlent de burn out en faux vieux français, cela crée un procédé comique assez immédiat.
Votre scénario explore les enjeux de la narration féministe. Vous observez les destins de femmes émancipées et tournez en dérision la culture patriarcale notamment quand les grenouilles parodient la scène culte du film Le Mépris avec Brigitte Bardot.
Il y a différents enjeux. Ballades est un récit en quasi non-mixité car la majorité des personnages sont féminins. Le prince est un personnage masculin mais la plupart du temps il est une grenouille. J’aimerais que cette histoire soit l’occasion pour les hommes de se retrouver dans la situation habituelle des lectrices qui doivent souvent s’identifier à des personnages masculins dans des livres exempts de personnages féminins intéressants. Ici, ce serait l’inverse, les hommes devraient s’identifier à un personnage féminin.
Souvent, les personnages féminins ne sont pas représentés de la même manière que les personnages masculins. Dans mon livre, les personnages féminins sont assignés à un rôle, au début de l’histoire, mais elles remettent en question ce rôle au fil du récit et elles ont aussi le droit d’être lâches, d’avoir faim, d’être fatiguées. J’aimerais qu’il y ait davantage de récits où les personnages féminins ne soient pas seulement des guerrières en bikini ou des vieilles sorcières qui puent mais, des guerrières en bikini avec des doutes et des vieilles sorcières qui puent avec des histoires d’amour. Et, entre ces deux figures, tout un spectre possible d’autres personnages !
Y a-t-il des références féministes phares ?
J’ai commencé à lire et à écouter des podcasts pendant mes études ; pendant le confinement, je me suis abreuvée tous les jours à tout ce que je pouvais trouver sur internet en lien avec le féminisme comme Un podcast à soi de Charlotte Bienaimé. Dans le même temps, j’ai découvert les mouvements écoféministes qui ont inspiré les personnages de Simonette et de la sorcière, figures féministes radicales, dans mon livre. J’ai aussi lu Caliban et la Sorcière de Silvia Federici, une histoire économique et féministe du Moyen-Âge qui analyse les conséquences de la naissance de l’économie capitaliste.
On pense aussi à la théorie de la fiction-panier d’Ursula Le Guin qui théorise une autre façon de raconter des histoires. Il est possible d’écrire des histoires qui ne soit pas des « histoires-qui-tuent » avec des personnages toujours héroïques.
Oh, ça me fait plaisir ! Je trouve que les balades sont les moments les plus représentatifs d’une fiction-panier dans le livre. Le fil rouge et le moteur de ce livre était l’envie de raconter tous les moments où la Chevalière et la Princesse marchent côte à côte et se questionnent. En discutant avec la Chevalière, la Princesse se met à douter de son rôle et pense à une reconversion. J’ai aimé raconter la manière dont ces personnages archétypaux, avec lesquels on grandit, se demandent qui ils sont, qu’est-ce qu’on leur demande de faire, est-ce qu’ils sont d’accord avec ça et comment ils vont vers leur libération.
C’est magique de faire parler les personnages. C’est presque eux qui nous disent ce qu’il faut qu’on écrive. Au bout d’un certain temps, je m’arrêtais d’écrire et, quand je reprenais, mes personnages avaient presque trouvé toutes seules la solution. Pendant l’écriture, je dessinais aussi des scènes que je n’ai pas retenues pour l’histoire mais qui constitue comme la mémoire des personnages. Eux et moi, on sait des choses qu’ils ont vécus que vous ne connaissez pas.
Quelle chanson pourrait être la bande-son de votre BD ?
J’ai écouté plein de trucs différents en dessinant mais j’avais souvent une chanson dans la tête :Les Bijoux de la Reine de Bonnie Banane.
L’artiste est à retrouver sur Instagram (@camillepotte) et son site.