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Rencontre avec Aude Bertrand : « Notre regard est toujours construit par la fiction »

© Christophe Urbain

Quelle trappe magique fait passer de la réalité à la fiction ? Et si c’était le pouvoir du cinéma ? Nous rencontrons Aude Bertrand à l’occasion de la parution de sa bande dessinée, Au travers du rayon. 

Artiste, Aude Bertrand réalise des illustrations et des fanzines. En cette fin d’année, elle publie sa première bande-dessinée aux éditions 2024. Elle co-dirige également la structure Microgram avec John Le Neué : ils y éditent leurs fanzines et ceux d’autres artistes, organisent des événements (notamment un festival de microéditions à Montpellier) et archivent des livres pour former une bibliothèque accessible et itinérante.

Au travers du rayon est une histoire où la vie est comme un rêve. Alors que c’est l’été, Jeanne, une jeune femme persuadée d’avoir rencontré le personnage d’un film, dans le réel, fait tout pour que se reproduise l’expérience. Pour cela, elle essaie de prendre la place du personnage de sa collègue, Cléo. Dans son ouvrage, Aude Bertrand montre un quotidien imprégné par la fiction cinématographique.

© Aude Bertrand / 2024 éditions

Quel a été votre parcours d’illustratrice ? 

J’ai changé plusieurs fois de voie avant d’arriver au dessin. Je suis allée à l’Université en cinéma, j’aimais filmer et faire du montage. J’ai suivi un parcours théorique où j’ai acquis toute ma culture cinématographique. Au début, je voulais être accessoiriste plateau. J’ai fait des stages. C’était passionnant car chaque objet devait raconter quelque chose. Je crois que cela m’a vraiment sensibilisée au soin que l’on porte aux décors et aux costumes dans une histoire.  

Comment est né votre premier livre Au travers du rayon ?

Au début, j’étais très intimidée par les longues histoires. J’ai commencé par faire des fanzines. Au travers du rayon a été un de mes premiers et c’est aussi la première version de l’histoire. Je l’ai relu un an après, je me suis rendue compte que le fanzine ne réussissait pas à transmettre tout ce que j’avais en tête. Dans le même temps, j’ai présenté ce projet pour une résidence d’écriture au festival de BD de Colomiers. Là-bas, j’ai passé une bonne partie de la résidence à écrire le scénario et à développer l’histoire. J’ai analysé les films qui me plaisaient et décortiqué leur structure pour comprendre leur construction. Grâce à ça, j’ai réussi à écrire cette histoire.

© Aude Bertrand / 2024 éditions
Comment avez-vous construit cette histoire justement ? Qu’est-ce qui a changé par rapport au fanzine ?

Dans le fanzine, il y avait la même histoire de théorie mais les personnages étaient inversés. J’ai échangé les rôles parce que j’ai l’impression que la figure du cinéphile est trop souvent associée aux hommes. Je préférais proposer une autre dynamique avec Jeanne.

Le dernier scénario raconte donc son histoire. Jeanne est à un moment charnière et ne sait pas vraiment ce qu’elle veut faire. Elle remplace sa tante, concierge dans une résidence d’immeuble. Elle a du temps pour regarder des films et lire des livres sur le cinéma. Dans un parc, elle voit un personnage étrange, et elle tombe ensuite sur un livre qui lui apprend la théorie selon laquelle on pourrait rencontrer un personnage de film en réunissant les bonnes conditions. Enfin, elle va au cinéma et l’employée lui conseille un film. En le regardant, elle reconnaît le personnage  ; c’est Mattia, l’homme qu’elle a vu dans le parc. 

Séduite par l’idée de voyager dans la fiction, elle se lance dans la quête pour revoir ce personnage. Elle embarque avec elle, Élie, un résident de l’immeuble avec qui elle sympathise. Mais elle devient obsessionnelle et perd un peu sa propre identité. Un décalage se crée. Lui, est ancré dans le réel. Elle, va trop loin. Il essaie de la ramener à la réalité. 

© Aude Bertrand / 2024 éditions
Ce qui l’éloigne de la réalité c’est son obsession pour la théorie des passerelles cinématographiques. Quelle est cette théorie ?

Quand j’ai écrit l’histoire, je regardais beaucoup de films d’Eric Rohmer. Dans Le Rayon vert, les personnages construisent une théorie un peu fantastique à partir d’un élément naturel. Delphine, le personnage principal, entend des vacanciers qui parlent d’une théorie un peu fantastique issue d’un livre de Jules Verne. On serait capable de comprendre ses propres sentiments et ceux des autres au moment de l’apparition du rayon vert. À la toute fin du film, le rayon apparaît, comme si cela allait résoudre tous les problèmes de Delphine. On ne sait pas si c’est vrai ou pas.

La théorie des passerelles est une théorie que j’ai totalement imaginée. Je voulais qu’il y ait un parallèle entre un film et une théorie. Pour revoir Mattia, elle doit apprendre par cœur les dialogues et visualiser chaque détail du film pour être en immersion totale. Elle doit incarner l’interlocutrice du personnage qu’elle veut rencontrer. Et comme elle connaît la date de la séquence du film, elle essaie même de provoquer la rencontre ce jour-là. Cette fois, la rencontre ne fonctionne pas. Finalement, on ne sait pas si Jeanne a rencontré ce personnage. On sait juste qu’elle est plus sereine et que cela l’a menée autre part. 

Pourquoi avoir mis l’accent sur l’indistinction entre réel et fiction ?

Ce trouble entre la fiction et la réalité m’a toujours intéressée. La mise en scène rend fictionnel même le réel. Un artiste plasticien expliquait que même face à la réalité, notre regard est toujours construit par la fiction. Si on visite New York, on ne pourra jamais voir la ville telle qu’elle est vraiment tant elle est empreinte de fiction. Dans l’histoire, il y a un vrai flou entre fiction et réalité. 

J’ai l’impression que ce passage entre réalité et fiction est aussi symbolisé par la présence nombreuse de portes et de fenêtres, avec des rideaux en mouvement, qui suggèrent la possibilité d’un passage. 

Cela me fait plaisir que vous le releviez. Je réfléchis vraiment aux détails de la mise en scène. Dans le lieu du cinéma par exemple, pour passer du hall à la salle, il y a un demi-rideau qui arrive aux épaules et un long couloir que Jeanne doit traverser pour arriver dans l’espace de fiction. C’est une référence au théâtre Nô où le pont symbolise le passage entre le monde réel et le monde spirituel. Plus généralement, le pont est une figure qui revient souvent comme passerelle entre le monde imaginaire et réel, au cinéma notamment. 

© Aude Bertrand / 2024 éditions

J’aime la liberté qu’il y a à raconter l’anodin en amenant de l’étrange. J’aime amener du fantastique par petites touches dans des histoires très banales. Les films qui parviennent à mélanger la poésie du rien avec le fantastique me touchent. C’est quelque chose qui me plaît dans ce que je lis ou ce que je regarde. 

Vous pensez à des films ou des livres en particulier ? 

Ce sont surtout des films sur l’entre-deux qui me marquent. J’aime beaucoup Vif argent de Stéphane Batut. C’est l’histoire de Juste, un personnage qui meurt dès le début. Pour revenir parmi les vivants, il doit recueillir les derniers souvenirs des personnes mourantes. Une femme le croise dans la rue. Elle le reconnaît. Il était son amant, jeune. Lui ne se souvient pas d’elle et, comme il est mort, il ne vieillit plus. Ils appartiennent à deux mondes différents et, en tombant amoureux d’une vivante, il brise la règle et disparaît même aux yeux de son amoureuse. 

Il y a aussi Heureux comme Lazarro d’Alice Rohrwacher qui suit une famille de paysans qui vit à l’écart puis, à la moitié du film, on bascule dans le fantastique. Je pense aussi à La Caméra de Claire de Hong Sang-soo. C’est l’histoire d’une productrice au Festival de Cannes qui rencontre une festivalière, Claire, jouée par Isabelle Huppert. Claire a un appareil photo qui permet de visualiser différents niveaux de réalité. Le réalisateur joue sur le contre-emploi puisque cette star de cinéma est présentée comme quelqu’un de très banal. 

Comment procédez-vous pour réaliser vos dessins et vos couleurs ?

D’abord, je dessine beaucoup. Je fais un brouillon, je repasse à la tablette lumineuse, j’épure, je refais. Mon dessin n’est pas spontané. Je ne sépare pas mes couches pour mes illustrations, je fais tout sur la même feuille. Pour la bande dessinée, je réalise trois couches que je superpose : la couche de tracé (en noir et blanc), la couche de couleur et une autre couche avec les dialogues. Pour la couche de couleur, je réalise le dessin sur un papier layout – un papier très fin qui ne boit pas beaucoup le feutre – et je mets en couleur en superposant des couches au feutre à l’alcool.

© Aude Bertrand / Trois étapes : trait, couleur, assemblage
J’ai lu que vous disiez que le dessin au crayon était une technique trop physique pour vous. Est-ce que le feutre est une technique plus douce ?

J’adore le crayon mais quand j’en fais je ne prends aucun plaisir. C’est tellement physique. Le feutre est une technique super agréable qui fait monter la couleur par couches. Elle se révèle peu à peu. On peut retoucher pour foncer ou retravailler la lumière. Avant, je travaillais à l’encre. Je mélangeais moi-même les couleurs mais c’est beaucoup plus exigeant. Il y a des temps de séchage à respecter. Si je voulais tel rouge, je savais que c’était deux gouttes de magenta, une goutte de jaune. 

Dans le livre, il y a une palette précise qui revient tout au long de l’histoire. Ça m’est déjà arrivé d’oublier des mélanges que j’avais fait au feutre. Chaque couleur va de deux à huit couches pour avoir la teinte exacte que j’ai en tête. L’orange par exemple est toujours un mélange d’orange un peu clair et de rose très vif. Les cases sombres superposent beaucoup plus de couleurs. Quand j’ai commencé, j’avais très peu de feutres, ils coûtent très cher. J’ai débuté avec cinq feutres que j’ai appris à mélanger. Donc, même avec les feutres, je dois mémoriser mes mélanges précisément en notant les couleurs utilisées et leur ordre.

Pourquoi pensez-vous que le geste d’apprentissage par la copie est encore mal vu ?

Même si je viens d’un milieu familial où l’on dessinait, je n’ai pas fait d’école d’art et j’ai donc appris à dessiner seule. Quand j’étais plus jeune, avec une amie, on passait nos étés à refaire des dessins. Aujourd’hui encore, je reproduis beaucoup d’images de film ou je me prends en photo pour dessiner certaines postures. J’ai l’impression pourtant, oui, qu’il y a quelque chose d’encore tabou autour de l’inspiration et de la copie. Je crois, qu’au contraire, il faut lire plein de trucs, donner ses secrets de fabrication.

Quelles sont les BD importantes pour vous ?

Avant je n’en lisais pas beaucoup mais j’ai une sœur qui lisait énormément de BD et de mangas. Aujourd’hui, je lis beaucoup plus de BD de la scène alternative parce qu’il y a des expérimentations au niveau du dessin qui sont fabuleuses. 

Une des premières BD que j’ai découverte est Big Kids de Michael DeForge. Un livre sur l’adolescence dans lequel il explore la synesthésie pour alimenter son concept d’arborescence. Les personnages à partir d’un certain âge se voient en arbre ou en brindille. Il y a des événements difficiles qu’on aurait vécu qui nous feraient passer arbres plutôt que brindilles. Quand on est arbre, toutes les sensations sont modifiées. On ressent la musique sur la peau et les sentiments deviennent visibles. C’est un livre incroyable. 

Michel Rabagliati est également un auteur que j’adore. Il a un dessin beaucoup plus classique mais il est vraiment talentueux pour parler des relations humaines. J’ai lu toute la série des Paul (Paul à Québec, Paul au Parc…) qui m’ont bouleversée. 

Vous avez une exposition, La fin du film, prévue au cinéma Veo Grand Central pour le festival de BD à Colomiers jusqu’au 17 novembre.

Cette exposition sera dans le hall du cinéma. Il y aura les planches originales du livre mais on va aussi recréer une mini-salle de cinéma avec un seul siège. Des extraits de films en lien avec le livre seront diffusés et la silhouette de Jeanne se superposera à l’écran. Plein d’accessoires seront aussi là pour ramener de la fiction dans la réalité.

Quelle chanson pourrait être la bande-son de votre BD ?

J’ai découvert une musique de Michel Portal, Max my love (instrumental) qui vient du film Max mon amour. Je ne l’ai jamais vu, mais si je devais associer une musique au livre, ça me plairait que ça soit celle-là.

L’artiste est à retrouver sur Instagram (@audebertrand_) et sur son site web.

L’exposition, La fin du film, au Cinéma Véo Grand Central aura lieu du 15 au 17 novembre 2024 puis sera également visible au théâtre des Mazades à Toulouse en janvier 2025.

Au travers du rayon d’Aude Bertrand, 2024 éditions, 26euros.

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