Après six ans d’attente sort le deuxième livre de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres aux éditions Monsieur Toussaint Louverture. La suite tant attendue d’une bande dessinée toujours aussi foisonnante.
Des détails à foison. Des traits au stylo bille, comme des croquis parfois saisis sur le vif, parfois plus longuement approfondis. Impossible de faire abstraction de la matérialité du livre avec la BD Moi, ce que j’aime, c’est les monstres. Jusqu’aux spirales et aux lignes du cahier, tout est visible. Défauts comme réussites, laideur comme beauté, monstres comme merveilles. Un livre de matière et de sang, un ovni littéraire.
De cette matérialité brute se dégage aussi un travail titanesque et minutieux. C’est d’ailleurs une véritable épopée légendaire qui précède la publication du premier tome. Celui-ci aurait en effet pu ne jamais voir le jour. Comme elle le raconte dans quelques pages autobiographiques publiées dans le Chicago Magazine, Emil Ferris, avait contracté en 2002 lors d’une fête d’anniversaire une méningo-encéphalite, une forme rare du virus du Nil Occidental. En cause, un premier monstre minuscule dans l’équation : un moustique. Paralysée, elle a dû se scotcher un stylo à la main et peu à peu retrouver la motricité de ses doigts et réapprendre à dessiner. Au bout de six ans de labeur, la BD était née. Mais les péripéties ne s’arrêtent pas là : alors que le livre devait être publié un jour d’Halloween, les exemplaires se sont perdu en mer.
Le premier volet de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres et ses quelques 400 pages sont le résultat de sa ténacité. Il y a ensuite eu la déferlante que l’on connait, le raz de marée Emil Ferris. L’ouvrage a remporté des prix à n’en plus finir, notamment le Fauve d’Or à Angoulême. Fort de son succès littéraire et critique, un deuxième tome, tout aussi dense et exigeant complète les aventures de la petite Karen Reyes.
Histoires et arts
Il y a quelque chose de délicieusement excessif dans les dessins d’Emil Ferris. Elle emprunte ça et là au gothique, au baroque, au rococo pour créer un patchwork qui fait office de journal intime bariolé d’une petite « louve-garou » détective en herbe. Elle prend l’étymologie du mot monstre au pied de la lettre (du latin « monstrare » qui veut littéralement dire « montrer »), et nous fait voir aussi bien des humains monstrueux que des monstres dotés d’humanité.
La petite détective lycanthrope Karen Reyes l’affirme dans chaque page de la bande dessinée : ce qu’elle aime c’est les monstres. Mais de quels monstres parle-t-elle ? Est-ce que ce sont ceux qui peuplent les rues du Chicago des années 60 dans lequel elle vit ? Des adultes dépressifs, sans vergogne et crapules ? Ou ceux qui peuplent son imaginaire, les livres, les films, les tableaux, les dessins qui la constituent ? C’est là toute l’ambiguïté vertigineuse de cette BD qui ne situe pas la barrière entre le Bien et le Mal, entre le réel et le fantasmagorique.
La temporalité est cependant bien précise, puisque les errances de la petite Karen et de son frère dans les rues de Chicago prennent place dans le contexte défini des mouvements hippies des années 60. Face au célébrissime tableau Nighthawks (revisité par Emil Ferris), Karen se fait la réflexion que « M. Hopper est mort l’an dernier », en 1967. Hantée aussi par le fantôme de sa voisine, Madame Anka dont elle écoute les cassettes, elle revisite via son témoignage posthume les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Une période monstrueuse s’il en est.
Dans ce deuxième volume, Karen grandit, fait le deuil de sa mère et tombe amoureuse de Shelley. L’autrice donne ainsi ses lettres de noblesse au sens old-fashionned du terme queer. Véritable œuvre-monde, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres sera bientôt complété d’un troisième volume et d’un préquel. Une suite dans l’imaginaire foisonnant d’Emil Ferris que l’on attend déjà.