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« Les contradictions » – Cartooniste auto-stoppeuse

© Sophie Yanow

Road trip de deux femmes à travers l’Europe, Les contradictions est une bande dessinée inspirée de la vie de son autrice, Sophie Yanow. Elle fait le portrait de celle qu’elle était à vingt ans et des dissonances de l’époque.

Les contradictions de Sophie Yanow, qualifié de « chef d’œuvre » par Alison Bechdel, a reçu le prix Eisner Award en 2019. Sophie a vingt ans quand elle arrive à Paris, dans le cadre d’un échange étudiant. C’est le point de départ de son livre. Elle commence, à ce moment-là, le brouillon de son ouvrage mais ce n’est que treize ans plus tard qu’elle publiera sa bande dessinée. Ce laps de temps lui permet de prendre du recul sur son expérience pour y porter un regard conscient teinté d’une pointe de cynisme.

L’autrice, qui a grandi dans la région de San Francisco, fait paraître sa première BD, La guerre des rues et des maisons, en 2013. Elle raconte son séjour à Montréal en 2011 à l’occasion d’une résidence. Les contradictions poursuit ce récit de soi. D’abord diffusée sous forme de webcomic, puis publiée en 2020 en anglais ; elle vient tout juste d’être traduite en français et publiée aux éditions Pow Pow.

© Sophie Yanow / Pow Pow éditions

Scénariser sa vie

Grande silhouette, petites lunettes rondes, cheveux sombres dans une coupe au carré, Sophie ne sort jamais sans son anorak à capuche. Lesbienne, ancienne végane, militante féministe passionnée de vélo, elle désire partir à l’aventure ayant la sensation de n’avoir encore rien vécu.

Mes parents étaient des gauchistes aventureux. Ils m’avaient élevée en me parlant de leur voyage et de leur engagement à la fin des années 1960 (…) J’en étais là. Vingt ans et toujours pas d’histoires à moi, dignes d’être racontées.

Les Contradictions, Sophie Yanow

Dans une interview, elle confie s’être autorisée à prendre sa vie pour scénario après avoir lu Lucky de Gabrielle Bell. Avec sa silhouette bien identifiée, nous suivons donc Sophie. Fraîchement arrivée à Paris, elle part en auto-stop faire un tour des villes européennes : Amsterdam, Gand et enfin Berlin. Ce voyage, elle l’engage avec une femme tout juste rencontrée, Zéna. Alison Bechdel la décrit telle « une anarchiste boudeuse » et « rigide » mais dont la force d’engagement et de radicalité provoque une admiration immédiate. 

Partir en voyage

Période pivot de sa vie, ces pérégrinations sont l’occasion pour Sophie de se poser mille questions. Elle voyage, découvre des façons de vivre, de parler, de militer. Elle fait des rencontres et cherche à bâtir des certitudes, forger des idéaux politiques et trouver sa place dans un groupe social. Pour cela, elle cherche des modèles qu’elle pourrait imiter. Pourtant, elle doit faire face à l’absurdité et à l’incohérence de certaines situations qui n’offrent pas toujours la possibilité d’aligner ses idées et ses actes.

© Sophie Yanow / Pow Pow éditions (extraits p.105 / p. 111)

Zéna, sa compagnonne de route, synthétise une pluralité de traits de personnalité différents. Leur relation est ambiguë. Elles sont amies mais paraissent partager une certaine proximité. Sophie admire son militantisme et copie sa conduite – manger vegan, voler dans les magasins – mais fait l’impasse sur certains de ses désirs, aller au musée ou danser.

Si Sophie Yanow aborde des sujets éminemment politiques et s’intéresse aux différentes façons de s’engager, jamais elle ne fait la leçon. Elle narre très peu pour privilégier la mise en scène d’événements réels. Elle dispose des indices et ainsi, nous convoque pour analyser et interpréter l’histoire que l’on tient entre les mains.

La force du récit réside dans sa contradiction jamais tranchée. Sensiblement, l’histoire ni ne surligne et ni ne caricature les relations et les caractères. L’autrice montre, avec tact, la sensation de désorientation qui peut naître de concessions accumulées ou d’indécisions corriaces. Elle prend ainsi le pouls des contradictions qui agitent les discours et les actes d’une génération politisée. 

Choisir une ligne épurée

Sophie Yanow livre une bande dessinée autofictionnelle qui galope. Le dessin sert l’histoire et rend le mouvement du voyage. L’autrice réalise un découpage classique, la plupart du temps, en six cases. Elle use d’un dessin en noir et blanc à l’encre de chine et à l’ordinateur.

Son style – graphique et contrasté – opte pour la ligne claire, très lisible. Le décor, minimaliste, devient quelque fois abstrait, sans arrière-plan. Elle suggère les quelques détails avec des techniques discrètes. Une bibliothèque est un assemblage de plusieurs étagères (lignes) et de livres (traits verticaux). Un jean est évoqué par une ligne de couture représentée par un trait discontinu. Cette simplicité du dessin met en avant la gestuelle des personnages. Les emanatas (traits qui symbolisent un mouvement ou une humeur) participent par exemple de l’expressivité des personnages.

© Sophie Yanow / Pow Pow éditions (extraits p.117 / p.167)

Récit de voyage, expérience introspective, prise de conscience intime autant que politique, Les contradictions est une ode aux errements existentiels qui, loin d’être des postures, peuvent être l’occasion d’ouvrir des voies éthiques qui ne mettent pas sous le tapis les conflits d’opinions et les tiraillements intérieurs.

 Les contradictions par Sophie Yanow, traduction d’Alexandre Fontaine Rousseau, éditions Pow Pow, 22euros.

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