Le temps d’un spectacle, trois taïwanais aux trajectoires singulières ouvrent une ambassade fictive et s’interrogent sur ce que cela signifie pour leur pays non reconnu. Stefan Kaegi met en scène cette quête d’identité et d’existence dans un spectacle intelligent et inventif, qui semble enfin répondre à la question « que peut faire le théâtre » ?
En 2014, le Rimini Protokoll vient présenter un spectacle Taïpei, la capitale de Taïwan. Le collectif constate alors avec plaisir la vivacité des pratiques artistiques de l’île, en contraste total avec la Chine. Comme il a déjà pu le faire pour Cuba (« Granma. Les trombones de La Havane » ), Stefan Kaegi, membre du collectif Rimini Protokoll, décide de consacrer un spectacle à cette île. Il rencontre des centaines de personnes, des activistes, des artistes, des diplomates, des industriels et des journalistes. Son objectif ? Les interroger sur leur expérience de vivre dans un pays non reconnu mais, aussi, plonger dans leur intimité pour mieux les comprendre.
Sur scène, on en retrouve trois. Debby Wong, musicienne percussionniste de 27 ans et héritière d’un empire du bubble tea. David Wu, diplomate de 72 ans à la retraite qui a été en poste au Bélize ou en Nouvelle-Zélande. Chiayo Kuo, une activiste d’une trentenaire convaincue de l’importance d’internet pour le futur de son pays. Le temps du spectacle, ils font ce qui est refusé à Taïwan par la quasi totalité des pays : ils érigent une ambassade. Les questions fusent. Faut-il garder le drapeau historique ? Quid de l’hymne officiel aux paroles belliqueuses ? Quelles œuvres d’art pour décorer le hall ? Quel nom choisir : Taïwan ou l’officiel mais peu parlant République de Chine ? Au-delà de ces questions apparemment superficielles, l’ouverture de cette ambassade fictive les conduit à s’interroger de manière passionnante sur l’histoire et l’avenir de l’île.
Un passé complexe, un futur incertain
A travers ces trois performeurs ou plutôt « experts » comme préfère les qualifier Stefan Kaegi, le public plonge dans l’histoire compliquée de cette île dont le futur demeure plus qu’incertain.
Grâce à une grande inventivité scénographique, le spectacle parvient à présenter l’histoire complexe de Taïwan. L’arrivée en 1949 de Tchang kaï-Chek et de 2 millions de chinois fuyant le communisme. La dictature puis la démocratisation et la croissance des années 1980. Surtout, l’inexorable montée en puissance géopolitique et économique de l’immense voisin chinois. Désormais, le pays n’est plus reconnu que par une dizaine de micro-Etats (dont le Vatican). La France a fait sienne la politique d’une “Chine unique” il y a exactement 60 ans en reconnaissant la Chine populaire de Mao.
Le passé et le futur de l’île sont perçus différemment en fonction des générations. Le diplomate David Wu continue de vouer un culte au Kuomintang de Tchang kaï-Chek. Comme lui, il rêve d’une réunification des « deux » Chine sous réserve que le modèle taïwanais puisse perdurer. Pour Chiayo Kuo, l’ancien leader est avant tout un dictateur et le futur de Taïwan passe par une indépendance totale, seule garantie pour conserver le modèle démocratique. Debby Wong, refuse de prendre parti de peur de porter préjudice à l’empire familial du bubble tea.
A eux trois, ils résument bien les dissensions qui existent au sein de la société taïwanaise. Mais leur présence commune sur scène pour évoquer le futur de leur île illustre aussi la spécificité de Taïwan : son ouverture et sa démocratie. Que ces trois citoyens puissent voyager librement, exprimer leurs opinions politiques et, surtout, leur désaccords, voila qui serait tout simplement impensable et impossible dans la République Populaire de Chine de Xi Jinping.
Voyage en absurdie
La création de cette ambassade temporaire illustre l’absurdité dans laquelle les taïwanais vivent au quotidien. Si quasiment aucun pays n’autorise l’ouverture d’une ambassade, tous acceptent l’existence de bureaux faisant office de représentation officielle. Lors de la crise du COVID-19, Taïwan a été le premier pays à alerter l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) mais, comme l’île ne fait pas partie de l’ONU, elle n’a pu intégrer l’OMS et n’a jamais assisté à ses réunions.
Et que dire de cette anecdote racontée par David Wu durant son service militaire ? L’île où il était posté n’était située qu’à 2km des côtes chinoises. Taïwan envoyait des missiles le lundi, le mercredi et le vendredi tandis que la Chine le faisait le mardi, le jeudi et le samedi. Le reste du temps, les taïwanais utilisait un haut parleur géant pour diffuser de la musique pop interdite par Mao et tentait de convaincre les continentaux de faire défection…
Mais ce voyage en absurdie se poursuit aussi en France (ou la où le spectacle voyage). C’est avec beaucoup d’intelligence que la pièce souligne l’hypocrisie de Paris et de ses autorités dont l’engagement universaliste pour les droits de l’homme semble s’arrêter une fois les enjeux économiques sur la table. Après tout, la majorité du public n’a-t-elle pas des vêtements fabriqués en chine continentale dans des conditions désastreuses ? Les autorités françaises ne préfèrent-elle pas bien souvent se taire afin de garantir l’accès des multinationales telles LVMH ou Total à l’immense marché chinois ?
Que peut faire le théâtre ?
Les trois acteurs réunis sur scène font preuve d’un courage immense en portant la voix d’un territoire que la Chine a toujours souhaité faire taire et qu’elle menace régulièrement avec son arsenal militaire. On ne peut qu’être impressionné voir ému par cet engagement. Mais si le spectacle est aussi réussi, c’est parce qu’il se déroule aussi dans le champ de l’intime. Cette alliance du politique et du personnel, c’est probablement ce que Stefan Kaegi sait faire de mieux. En évoquant son adoption découverte à 50 ans passéS, David Wu soulève un autre pan de l’histoire taïwanaise. En parlant de son cancer diagnostiqué en début d’année et de son désir de ne pas résumer sa vie à l’activisme, le récit de Chiayo Kuo dépasse les frontières de son île.
On demande souvent aux artistes ce qu’ils peuvent faire face aux drames du monde. La réponse déçoit souvent. Avec sa méthode d’immersion et de sélection “d’experts”, Stefan Kaegi a peut-être trouvé la solution. Ecouter ceux qui sont au plus proche du sujet et mettre à leur service les outils du théâtre pour sublimer émotionnellement leurs témoignages. Si vous cherchez la vraie diplomatie culturelle, elle est là.
« Ceci n’est pas une ambassade (Made in Taïwan) » de Stefan Kaegi (Rimini Protokoll). Spectacle en anglais et chinois surtitré en français. Durée : 1h40. Présenté du 14 au 17 novembre 2024 à la MC93 de Bobigny dans le cadre du Festival d’Automne. En tournée au Phénix de Valenciennes les 28 et 29 novembre puis au Lieu Unique à Nantes les 4 et 5 décembre.