Mélusine reloaded de Laure Gauthier est une réinitialisation de notre logiciel mythologique. Dans ce roman, la femme-serpent Mélusine est une actrice politique. Elle prend acte des conditions catastrophiques du monde mais embrasse l’élan utopique d’un réenchantement futur.
« Oui, raymondin, je t’épouse aussi, j’épouse tes formes, ton corps qui pense et se transforme à mes côtés (…) à condition que tu respectes l’interdit : un jour par semaine, je disparaîtrai de ta vue, et tu ne devras ni me suivre, ni me chercher. » Chaque samedi, les jambes de Mélusine se changent en queue de serpent. Son allure humaine ne tient qu’au respect de ce secret. À partir de la légende médiévale, Laure Gauthier mitonne un roman fantastique dans lequel la malédiction devient l’occasion, inestimable, d’avoir du temps pour soi.
Laure Gauthier est écrivaine et poétesse. Après un essai, D’un lyrisme l’autre (2022, éditions MF), des recueils poétiques tels que les corps caverneux (2022, éditions LansKine) ou encore Kaspar de pierre (2017, éditions La Lettre volée) ; elle publie son premier roman, en lice pour trois prix littéraires : Médicis, Décembre et Wepler. Mélusine reloaded puise dans la première version de l’histoire de cette fée écrite au XIVème siècle par Jean d’Arras. Plutôt que de réécriture, le récit gagne à être désigné des mots de l’autrice comme fiction « sur pilotis ».
Dans l’entre-deux
Femme « entre deux âges » et « entre deux eaux », Mélusine vit dans une ville du pays poitevin. La narratrice raconte son histoire tout en faisant le constat, honnête et précis, de l’état désespérant de ce monde. Il y règne l’inégalité et l’inémotivité. On peut aussi percevoir la disparité criante entre les sphères de la population, l’assèchement des cours d’eau, le backlash des avancées pour l’égalité homme-femme, la pollution énorme, la diminution des interactions sociales. Le gouvernement post-démocratique, distribuant des interdictions absurdes, n’aide pas à rétablir d’horizon. Les habitants ne sourient plus, ne parlent plus, ne lisent plus.
Obsédée par l’image, la population passe son temps à (se) photographier. La mairie, elle, ne mise que sur l’apparence de sa ville pour rester attrayante aux yeux des touristes. Le milieu littéraire est aussi réduit à une « originalité de surface ». Les livres sont considéré comme des objets marketing. Leur valeur ne tient plus qu’à un titre et une couverture attrayante. Pourtant, des poches de résistances persistent. Ainsi, les amoureux réciproques, bien que contrôlés par le gouvernement car générant, lors de leurs ébats, une matière mycosique comestible, continuent de s’aimer. Aussi, malgré la diminution de la parole, délaissée pour les voix de synthèse considérées comme moins menaçantes, car moins vectrices d’émotions ; certaines personnes susurrent encore des mots formés avec leurs cordes vocales.
Avec un regard aiguisé, Laure Gauthier produit, avec un certain brio et dans une écriture franche, un monde de papier. Proche du nôtre, il est traversé d’éléments science-fictionnels qui servent la fiction. Elle ne mime pas l’hybridation. Elle laisse sa langue opérer sa mue. Ainsi, celle-ci se pare d’acronymes en pagaille proliférant de Touristes Traversants (TT) en Zones Touristiques Augmentées (ZTA) en Sauvegarde de la Biodiversité des Sons (SBS). Elle tisse aussi des sous-bassement intertextuels comme des clins d’œil, discrets, à des textes surréalistes ou des pensées philosophiques.
La peau du monde
Laure Gauthier propose une histoire de la tactilité plutôt que de la superficialité. Mélusine, qui doit composer avec sa « peau fragile » et sa « peau qui serpente », cherche à penser un autre monde. Comment inverser la tendance d’une société taillée à la manière d’une peau de chagrin ? Ne cessant de rétrécir jusqu’à disparaître ? En révolutionnant la sensibilité, répond Mélusine. En basculant du règne de la vue vers une éthique de l’effleurement.
Ainsi, le monde pourrait devenir un espace ouvert et extensible. Il élargirait la surface d’expérience, d’espoir et de vie. Plus doux, il s’agirait d’inviter à la décélération, à l’écoute du présent et à la célébration de l’amour. « L’amour (…) est l’intention touchante et désintéressée d’un manteau commun pour deux. Si chacun n’y perd pas ses aiguilles ni ses fibres, il est haut en couleur. Parfois, aimer est faire peau commune avec le monde ».
Mélusine devient, dans ce texte, femme politique et entrepreneuse dans le bâtiment. Elle met en lumière la nécessaire politisation de la distribution, très concrète, de l’espace et du temps. Elle se lance ainsi dans un programme qui ne vise pas un passé fantasmé mais bien plutôt l’inattendu. Elle désire produire les conditions pour « des vies à la fois plus mouvementées et plus lentes ». Figure de bâtisseuse, elle lance de grands projets de construction. Ainsi, des « civités » – forme hybride entre la ville et le village – voient le jour. De plus, sur le modèle de son jour-off rendu nécessaire par sa transformation, elle propose une mise en application d’un « jour à soi », un sabbat, que tout.e citoyen.ne pourrait acutaliser.
Chacune possédait une pièce avec un lit, une table et deux ou trois chaises pour observer la vie et se reposer, loin de chez soi, à une encablure des autres. Toute une chacune recevait une pièce de la même taille, mais autrement disposée où venir sans entasser trop d’objets. Lire, écrire, chanter, aimer ou méditer, s’ennuyer, pleurer parfois ou s’étreindre de côté. En équipant chacun d’un sabbat mouvant, elle protégeait l’élan et le lointain. Sans jamais recourir à la force, elle parvint à persuader de nombreux citadins et de nombreux villageois de se rejoindre dans un lieu en partie partagé. Demeurait la possibilité de propriété mais la part pour soi diminuait. (…) On possédait certes un titre de propriété mais en échange d’une part à redistribuer. Une part ouverte à l’autre. Et un don de temps pour les lieux communs.
Mélusine reloaded de Laure Gauthier
Sans rien révéler de l’intrigue, on peut dire que le roman aborde tant la redistribution de la richesse, l’avortement, le temps libre, la détresse écologique, l’amour, le regard masculin, la part animale, le besoin de solitude. Mélusine reloaded empile les paragraphes, comme des briques narratives, pour bâtir les contours d’un monde semblable mais autre. Laure Gauthier, ni trop simpliste, ni trop alambiquée, atteint la nuance.
Mélusine reloaded de Laure Gauthier, éditions Corti, 120p., 17euros.