Dans un essai publié aux éditions La fabrique, le philosophe Jacques Rancière déambule dans les nouvelles d’Anton Tchekhov. Au loin la liberté propose une réflexion sur la liberté, une liberté qui apparait comme un horizon.
Ce court essai consacré à l’écrivain russe Anton Tchekhov prend pour point de départ une nouvelle intitulée Rêves, publiée en 1886. Deux policiers escortent un vagabond pour l’amener à la ville. Nous ne saurons rien de leur arrivée, ce qui compte c’est la traversée. L’horizon de la liberté se déploie grâce à une vision fantasmée d’une Sibérie accueillante. Un nouvel Eldorado, en somme.
Jacques Rancière part d’une abstraction pour tenter de donner corps à cette notion tordue de liberté. C’est qu’elle est saisie régulièrement par des forces réactionnaires pour justifier les inégalités structurelles. La discuter est donc aussi bien un geste esthétique – les nouvelles sont le terreau de cet ouvrage – que politique. Dans la construction de l’ouvrage, les chapitres débordent sur les suivants. La question ou réflexion inaugurale de chaque partie sonne comme une morale pour les pages précédentes. Ainsi, le récit Les Ennemis est accompagné d’une question : « Mais l’écrivain a-t-il vraiment vocation à consoler ceux qui souffrent ? »
Ceux qui souffrent sont des parents qui viennent de perdre leur enfant. Meurtris, ils font face à l’indifférence qui peut se lire sur le visage du docteur venu constater la fin d’une vie qui démarre. Tchekhov y trouve une certaine beauté, une délicatesse des émotions retenues. Le pouvoir de l’écriture qui permet, selon Jacques Rancière, à des « pleurs de s’échanger contre d’autres pleurs, et qui fait de l’acte modeste et souvent décrié de la consolation la puissance active d’une tradition humaine capable de vaincre l’apathie des vies vouées à la servitude. »
Serf moi fort
Avant d’en arriver à une potentielle émancipation, les premiers chapitres de l’essai questionnent la notion de servitude. La Russie de la fin du XIXème siècle est un cadre intéressant pour faire ressortir les servitudes des classes sociales. Ce que montre Rancière à travers les nouvelles de Tchekhov, c’est l’intériorisation par les individus de leur incapacité à imaginer une situation alternative. Si l’affranchissement des serfs est effectif dans la Russie de la fin du XIXème siècle, les habitudes demeurent. Qu’ils soient riches ou pauvres, le conditionnement des habitudes rend impossible un changement radical de leur rapport à la liberté. En ce sens, l’écrivain russe met en scène de légers déplacements. Si les expériences de ses personnages échouent bien souvent, l’aventure de la liberté doit être tentée. C’est qu’il y a dans le mouvement même, une dynamique favorable à la liberté.
Cette liberté balbutiante est au cœur des enjeux de ce nouvel essai. En interrogeant le style de Tchekhov, Rancière prolonge les réflexions initiées dans son ouvrage intitulé Politique de la littérature (2007). Il ne s’agit pas de juger moralement les personnages, au contraire, mais de constater qu’ils cheminent vers la liberté sans jamais l’atteindre.
L’écrivain ne partage ni ne condamne leurs entreprises ou leurs illusions. Mais ce qui lui revient en propre, c’est de donner à cette liberté le temps de sa mesure immensurable : ce temps mû par la machine implacable de la reproduction mais qui, de pause en pause et d’accroc en accroc, se déchire et se dédouble en temps d’une liberté pressentie qui se refuse au point final mais reste une possibilité en suspens. On peut appeler cela une politique de la littérature.
Au loin la liberté de Jacques Rancière
On retrouve là une réflexion ancienne de la pensée de Jacques Rancière : le lien entre esthétique et politique. Se tisse au fil des pages une manière d’aborder l’écriture. Rancière reprend à son compte l’idée que le début et la fin d’un récit sont souvent mensongers puisqu’il donne à expliquer par des causes et des conséquences des actions déployées. Pour bien saisir un personnage, il faudrait le prendre en cours de route. Ce rapport à l’écriture peut aussi s’appliquer au cinéma ; le philosophe avait déjà déroulé cette idée dans La fable cinématographique (2001) avec une distance prise face au récit aristotélicien.
C’est dans cette approche que se niche une politique de l’écriture. Jacques Rancière atteint un tel degré de justesse ici qu’on aimerait le voir écrire sur les pièces de théâtre de Tchekhov. Soyons patients et savourons ce nouvel accroc.
Au loin la liberté, Jacques Rancière, La fabrique, 13 euros.