Tartine-moi et autres textes recueille des écrits de la critique de danse et militante féministe, Jill Johnston. Ses textes sont traduits pour la première fois en français par un collectif bien décidé à la faire connaître.
« Toutes les femmes sont des lesbiennes sauf celles qui ne le savent pas encore ». BIM. Voilà une des phrases dont Jill Johnston (1929-2010) a le secret. JJ, ses initiales, est aussi le nom du projet de recherche collaboratif, généreux et facétieux, mené par les artistes Pauline L. Boulba et Aminata Labor. Tous les moyens possibles sont bons pour diffuser la pensée de cette artiste. Une pièce chorégraphique, montrée au centre Pompidou en 2021 mais aussi un documentaire fait d’interviews de divers personnes rencontrées à New York – toutes affublées d’une carte Dykini (détournement des cartes à collectionner Panini) et, dernièrement, une exposition – Jill ou Face – au Centre D’art Les Capucins à Embrun en 2024.
Tartine-moi et autres textes est une nouvelle pierre à l’édifice. Il est le résultat d’une traduction collective entre Pauline L. Boulba, Aminata Labor, Nina Kennel et Rosanna Puyol. Compulsant ensemble les écrits de l’écrivaine, leur choix permet de réunir, en un livre, des textes de 1962 jusqu’à 1993. Il rassemble donc des critiques de Jill Johnston mais aussi une interview et un article de Clare Croft, chercheuse et biographe de JJ, et des dessins d’Aminata Labor.
Avant-goût bienvenu de la langue de Jill, on note aussi le choix sensuel d’une écriture inclusive créée par les graphistes d’In the Shade of a Tree. Les points médians deviennent des giclures jaillissant entre les lettres. Elles sont des références directes à une soirée où Jill plonge, inopinément et topless, dans la piscine de riches mécènes lors d’un gala. Depuis, Clare Croft parle de lesbian splashes pour désigner la capacité à éclabousser les codifications grâce à des actions où l’on se mouille pour faire bouger les lignes.
« Phrase qui danse »
Mesclun de textes, Tartine-moi montre l’évolution de l’écriture de Jill Johnston, autrice, critique de danse, activiste lesbienne. Elle écrit d’abord pour une rubrique hebdomadaire de la revue The Village Voice, à partir de 1959. Elle y donne à sentir l’effervescence et les biais de la scène artistique new-yorkaise de l’époque. Elle décrit le travail de peinture, de performance, de danse d’artistes. On la voit dans des films de Jonas Mekas ou d’Andy Warhol. Elle côtoie les artistes de Fluxus et les danseur.euses de la Judson Dance Theater auquel elle dédie de nombreuses chroniques. En participant à ces évènements, elle met en mots la valse qui s’organise entre art et mondanité.
La beauté de l’écriture de Johnston réside en partie dans son habileté à manier l’offensive linguistique. Lire ses longues phrases, structurées par une logique d’associations, c’est être balancé*e d’un sujet à l’autre au rythme de la phrase qui emporte avec elle læ lecteurice dans un sentiment de mouvement vers l’avant.
Postface de Clare Croft – « Je suis gay », ne dit-elle jamais
Sa langue, unique et hors carcan, fascine. Elle travaille, au corps, le corps du texte. Elle happe, charme son lectorat, dans des tournures vive d’esprit. Ses analyses précises s’entrecoupent de phrases d’argot qui musclent le texte. Désirant d’abord forger un « vocabulaire nouveau », elle s’emploie ensuite à plus radicalement « désintégrer » la critique, sans plus lisser les évènements. L’idée ? Suspendre la séparation entre spectateur.ice et performeur.euse et faire la part belle aux imprévus, aux désordres, qui surgissent.
« Lesbian splashes »
Après son coming-out, s’opère un tournant plus politique et intime. En 1973, elle publie le manifeste Lesbian Nation et se saisit de l’espace de l’écriture pour expérimenter des textes plus militants. Dyke et « lesbérée », elle mixe de plus en plus sa vie à son écriture. Elle réalise des conférences-activistes, fait de son mariage avec Ingrid Nyeboe une performance, parle du conflit d’intérêt qu’il y a à être mère et artiste, de la traversée de la dépression ou encore de l’absence d’histoires des populations minoritaires.
La vie ne peut être écrite, elle doit d’abord être vécue, puis être écrite. (…) Bien sûr, quand nous écrivons la vie, nous l’inventons (non pas les faits mais les manières de les voir et de les organiser), et ceci est un acte politique de reconnaissance de soi.
Jill Johnston – Tartine-moi
Pourquoi tant de temps pour que ses écrits nous parviennent ? Quel processus fait disparaître certains travaux de la mémoire collective ? « Jill c’est un peu l’arbre qui cache la forêt des gouines de la danse » écrit Pauline L. Boulba dans sa préface, elle « est une métaphore pour parler plus largement des gouines et pédés de l’art invisibilisé*es et oublié*es dans le placard de l’Histoire hétéroptariarcale blanche ». Cette traduction « à quatre cœurs » sape l’occultation tombée sur les textes et la vie de cette figure de l’histoire de la danse.Tartine-moi est l’occasion de découvrir Jill Johnston, sa force d’écriture et sa liberté, à même le mot.
- Rencontre à la librairie Violette&co pour le lancement du livre de Jill Johnston le 16 novembre
- Projection du film JJ de Pauline L. Boulba et Aminata Labor au DOC ! avec La Clef le 17 novembre