L’intranquille monsieur Pessoa, BD de Nicolas Barral, invente une fiction pour dire l’itinéraire de Fernando Pessoa. Un jeune journaliste est chargé d’enquêter sur la vie mystérieuse de cet écrivain portugais.
Tels des « comédiens de papier », Nicolas Barral castent ses personnages. Ainsi, il part à la recherche des silhouettes qui donneront corps à son scénario. Simão Cerdeira est celui à qui il confie la tâche difficile : faire un portrait de l’auteur Fernando Pessoa. Pigiste pour un journal portugais, il découvre la vie et l’œuvre de cet auteur dont il ignorait tout. Comment raconter celui qui a toujours vécu une identité éclatée non synthétique ?
Cumulant les masques, Fernando Pessoa (1888-1935) se livre à un véritable « transformisme littéraire ». Il écrit sous différents hétéronymes (il en existerait peut-être près d’une centaine) auxquels il prête des traits de caractères singuliers et invente des biographies précises. Alberto Caeiro (le « phénoménologue »), Álvaro de Campo (le « futuriste »), Ricardo Reis (le « classique ») sont autant d’auteurs fictifs à qui il prête sa voix. Bernardo Soares est son semi-hétéronyme car le plus proche de Fernando. Il est celui qui aurait donné naissance au Livre de l’intranquillité. Dans ce condensé de fragments, il décrit une vie ordinaire et simple traversée pourtant de sensations toujours en excès.
Dessinateur-scénariste, Nicolas Barral a étudié la BD à l’école des Beaux-Arts d’Angoulême avant de publier dans OK Podium puis d’intégrer le périodique Fluide Glacial. Il a réalisé plusieurs ouvrages nés de diverses collaborations notamment avec Pierre Veys, Tonino Benacquista ou Olivier TaDuc. Après, Sur un air de fado (2021), sa première bande dessinée réalisée entièrement seul ; il retourne en capitale lisboète sur les traces de l’auteur fameux.
Le soi, part émergée de l’iceberg
À bord d’un bateau, le petit Fernando orphelin de père, voyage avec sa mère. Nous sommes en 1896, Fernando a huit ans. Puis, nous voilà projetés des années après, à Lisbonne, en 1935. Reconnaissable à son couvre-chef et à sa moustache, Pessoa, déjà âgé, est gravement malade. Il boit, marche et surtout écrit. Affaibli, il voit ses hétéronymes le visiter. Ils viennent prendre des nouvelles du sort réservé à leurs écrits dont il a la gestion. Pendant ce temps, dans la rédaction d’un journal, le pigiste Simão Cerdeira est chargé d’écrire sa nécrologie. Alors, il se renseigne et dévore les livres de l’auteur qu’il croisera brièvement sans jamais lui parler. Il essaie de démêler le vrai du faux que Pessoa lui-même a, sa vie durant, constamment brouillés.
Pour rendre les méandres de ce chassé-croisé, Nicolas Barral retranscrit les sensations de cette ville. Le tramway, les passants, l’ambiance des cafés. Parfois, il laisse plusieurs planches muettes comme pour faire souffler, entre les pages, l’air de Lisbonne. Une pause dans la lecture et nous flânons à notre tour. Les dessins réalistes rendent avec précision les effets de lumière et des ombres portées. Quand il pleut, le trottoir et les façades deviennent une huile, glissante et miroitante. Les couleurs (réalisée par Marie Barral) rendent la matière et signalent les changements de chronologie. Lors des flashbacks, la gamme chromatique devient une teinte sépia ou bleutée.
L’intranquille monsieur Pessoa, traversée par un petit papillon orange, ne réduit jamais l’homme à un symptôme. Nicolas Barral donne à voir le génie et la mélancolie, la confusion et la drôlerie de cet écrivain métamorphe.
L’intranquille monsieur Pessoa de Nicolas Barral, éditions Dargaud, 25euros.