LITTÉRATURE

« Le Château de mes sœurs » – De la sororie

Copyright : Tony Trichanh
Copyright : Tony Trichanh

Dans Le Château de mes sœurs, Blanche Leridon interroge la notion presque oxymorique de « fratries féminines ». Un essai panoramique, qui puise aussi bien dans les arts, la pop culture, l’Histoire de France ou l’histoire personnelle de l’autrice.

Il n’existe pas de mot couramment usité en langue française pour désigner une fratrie féminine. Qu’il s’agisse de désigner un groupe de plusieurs sœurs, d’un frère et huit sœurs ou de trois frères et une sœur, c’est le même mot de « fratrie » qui est employé. En partant de ce point linguistique, de ce « mot manquant », Blanche Leridon s’interroge : et si, derrière cet oubli d’apparence innocente, se cachaient des explications historiques ? Y a-t-il une histoire des sœurs ? Méthodiquement et passionnément, Le Château de mes sœurs en propose une. Le livre est aujourd’hui sélectionné dans la première liste de l’essai Renaudot.

Deuxième née d’une famille de trois filles, je suis, dans la limite de ce que prévoit le dictionnaire, la cadette de ma fratrie. Cette imprécision langagière, l’utilisation aléatoire de ce vocable faussement neutre, a toujours heurté mon goût pour l’exactitude et la précision des mots (mal nommer les choses… vous connaissez la suite). La fratrie, dérivée du latin frater, « frère », devait donc indistinctement désigner toutes les combinaisons possibles.

Blanche Leridon, Le Château de mes sœurs

Vision panoramique

Avec beaucoup de rigueur et une plume claire, Blanche Leridon prend pour point de départ les récits de son enfance. L’autrice grandit biberonnée aux classiques. Les sœurs y sont tantôt parfaites comme Camille et Madeleine de Fleurville, les deux Petites filles modèles (1858), tantôt terribles comme Javotte et Anastasie demi-sœurs de Cendrillon. Sœur cadette, Blanche Leridon peine à s’identifier à l’un ou l’autre modèle. Il faut attendre les sœurs sorcières de la série Charmed (1998-2006) pour que l’identification émancipatrice puisse se faire.

De ce point d’accroche, essentiel puisqu’il forge les imaginaires et annonce la couleur pour les siècles de fiction à venir, Blanche Leridon dresse un état des lieux quasiment exhaustif de ce qu’être sœur veut dire. Elle s’interroge à l’échelle de l’intime comme du politique. L’autrice fait appel aux œuvres de fiction pour éclairer un contexte historique ou actuel et vice versa. De la situation socio-économique de l’Occident du XXème siècle aux textes de lois, tout est patiemment analysé et remis en contexte.

Quel est, par exemple, le point commun entre les cinq filles Bennett d’Orgueil et préjugés (1813) de Jane Austen, Les Quatre filles du Docteur March (1868) de Louisa May Alcott et les Quatre sœurs (1964) de Junichirô Tanizaki ? Le poids des dots et l’obsession de faire un bon mariage pour leurs familles occupe une place centrale dans les trois romans, qu’ils se déroulent dans l’Angleterre victorienne ou l’Amérique et le Japon d’alors. L’essayiste touche ici un nœud essentiel : les sœurs nombreuses font peur, qu’elles soient poids économique ou qu’elles menacent le patriarcat, comme le montrent encore les films Virgin Suicide (1999) ou Mustang (2015).

Sœurs artistes

Quittant la fiction mais restant dans la littérature, Blanche Leridon s’attache aux parcours inspirants et mouvementés de sœurs artistes : les sœurs Brontë, les sœurs Bell et les sœurs Beauvoir. Et l’essayiste de se demander quels ont été les impacts concrets sur leurs œuvres. Entre émulation et découragement, les trajectoires des sœurs artistes apparaissent complexes. Charlotte Brontë, dernière vivante laissa à la postérité sa vision de ses sœurs. Virginia Woolf, effaça de son ombre imposante la carrière de peintre de sa sœur Vanessa Bell (une relation décrite dans le roman Double V). Quant à Hélène de Beauvoir, même si sa sœur Simone dit tout lui devoir, elle resta elle aussi au second plan toute sa vie.

En bonne archéologue de la sororité, obsédée par l’impact des représentations sur nos imaginaires, je me mets en quête des traces de nos sœurs, non plus dans les films et dans les livres, mais dans l’iconographie ancienne comme dans la peinture et la sculpture moderne. Quelles formes leur a-t-on donné ? Y retrouverai-je, ici aussi, mes petites filles modèles ? […] Il ne s’agit pas de me dérober, ni de contourner mon sujet, mais de confronter mes intuitions personnelles à l’universel qui les nourrit, ou les contredit parfois.

Blanche Leridon, Le Château de mes sœurs

De la peinture à l’Histoire en passant par les séries et la pop culture – avec l’essor impressionnant des sœurs Kardashian ou Middleton – Blanche Leridon aborde presque tous les angles possibles pour parler des « fratries féminines ». Il pourrait ressortir de cet éclectisme une impression de brouillon et d’éparpillement mais Blanche Leridon maintient son cap, rendant Le Château de mes sœurs aussi complet qu’accessible. Au terme du livre, une envie impérieuse reste cependant : celle de donner au mot « sororie » ses lettres de noblesse. Pour le faire connaitre, reconnaitre et lui donner un pouvoir révolutionnaire. Pour que la familiarité de l’usage courant le rende aussi ordinaire et évident que ses pendants, fratrie ou plus récemment adelphité.

Le Château de mes sœurs, des Brontë aux Kardashian, enquête sur les fratries féminines, de Blanche Leridon, éditions Les Pérégrines, 240 p., 20 €

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