S’éloignant de la sage biographie, Mariana Enriquez tire le portrait d’une des plus grandes autrices de la littérature argentine, Silvina Ocampo. Un portrait morcelé, subjectif et polyphonique.
« Les grands écrivains de mon pays sont des écrivains de genre. Y compris Silvina » note Mariana Enriquez dans la préface du livre La Petite sœur. Pour la reine contemporaine du fantastique et de l’horreur (Notre part de nuit, Les Dangers de fumer au lit), cette remarque est à la fois une forme d’hommage et de reconnaissance. Un hommage d’une autrice de littérature de l’étrange à une autre. Une reconnaissance de la source d’inspiration qu’à été pour elle Silvina Ocampo.
Au départ le livre est une commande de la journaliste et écrivaine argentine Leila Guerriero en 2014. Mariana Enriquez se prend au jeu, interviewe les quelques personnes encore vivantes qui ont connu Silvina Ocampo. Elle lit tout ce qu’a publié la disparue, autrice prolifique de poèmes, de nombreuses nouvelles et de courts romans. Retrace le fil de sa vie via les articles de presse, les critiques et les recherches universitaires. La Petite sœur, œuvre hybride, est un passage de relais, une porte d’entrée vers les livres encore peu traduits en français, de la mystérieuse Silvina Ocampo.
Un regard. Une vision subjective. Un angle qui, placé ailleurs pourrait être distinct. Chaque personne interviewée me confiait des souvenirs différents de Silvina, parfois sur le même sujet. […] A-t-on une seule vie ? J’ai choisi de profiter de cette polyphonie, de la conserver, de ne pas décider, de ne pas figer cette femme. […] Dans ce portrait, on trouve une Silvana morcelée, une femme à recomposer.
Mariana Enriquez, préface à l’édition française, février 2024
Un siècle
Née en 1903 à Buenos Aires, Silvina Ocampo s’est éteinte en 1993 dans la même ville. En quatre-vingt-dix ans, c’est tout le XXème siècle et ses grandes figures que l’autrice a côtoyés. Elevée dans une grande famille de l’aristocratie argentine, Silvina Ocampo commence par apprendre le français avant même de parler espagnol. Elle et sa famille – elle est la cadette de six sœurs et se décrivait comme l’« etcétéra de la famille » – passent leurs étés sur la côte d’Azur. Certains critiques diront de cet apprentissage second de l’espagnol, que cela donne à son style littéraire des tournures bizarres, biscornues et uniques.
Au départ Silvina se destinait à l’art plutôt qu’à la littérature. Dans les premières années de sa vingtaine, elle souhaite faire ses débuts à Paris. Elle frappe à la porte des ateliers d’André Derain puis de Picasso qui la refusent. Elle se rabat alors sur Fernand Léger, après un passage chez Di Chirico, peintre dont elle avouera ne pas aimer le style. Di Chirico souhaitait une disciple plutôt qu’une élève et voulait qu’elle peigne comme lui. Même si l’expérience l’ennui et lui fait abandonner la peinture, elle l’influence fortement, puisque se retrouve dans ses livres « son éloignement du réalisme, sa préférence pour les masques plutôt que pour les hommes véritables ».
Une femme mystérieuse
« Elle fut une des femmes les plus fascinantes d’Argentine, la véritable reine de l’élégance et de la poésie » écrivait le critique littéraire argentin Hugo Beccacere dans son portrait posthume de Silvina Ocampo en 1993. Fascinante, elle l’était en effet, si l’on en croit les nombreux témoignages qui ponctuent La Petite sœur : cette fascination pour l’autrice en est le fil rouge. Fascination et insaisissabilité, puisque les témoignages se nourrissent et se contredisent. De sa voix inimitable « chevrotante, cassée, selon les uns ; tremblotante, avec des trémolos, selon les autres ; grinçante, faite davantage pour le français que pour l’espagnol », à son passé – était-elle amoureuse de son mari, a t-elle été ou non l’amante de la poétesse Alejandra Pizarnik ?- les avis divergent. Seuls restent des détails très visuels : elle avait des jambes sublimes, portait souvent des baskets rouges et des lunettes blanches.
Dans La Petite sœur, Mariana Enriquez rassemble des témoignages épars, écume les archives, relit ses œuvres. Il en ressort une cacophonie heureuse, une objectivité des faits constituée de toutes les voix subjectives qui témoignent. Silvina Ocampo semble avoir vécu des vies multiples, côtoyé de nombreuses personnes. Mystérieuse, flamboyante, acariâtre, rayonnante, elle n’a rien eu à envier à sa célèbre sœur, l’autrice Victoria Ocampo, à son célèbre mari, Adolfo Bioy Casares ou au célèbre ami de son mari, Jorge Luis Borges.
L’idée reçue la plus tenace au sujet de Silvina Ocampo est de considérer qu’elle resta dans l’ombre, occultée, écrasée par sa sœur Victoria, par son mari l’écrivain Adolfo Bioy Casares et le meilleur ami de son mari, Jorge Luis Borges. Qu’ils l’éclipsèrent. Mais la place de Silvina était peut-être plus complexe. Ses fervents admirateurs affirment sans le moindre doute qu’elle choisit délibérément d’être au second plan. […] Par conséquent, elle s’inventa un mystère pour ne pas avoir à se justifier.
Mariana Enriquez, La Petite sœur, un portrait de Silvina Ocampo
Pourtant, l’œuvre de Silvina Ocampo reste encore aujourd’hui dans l’ombre. Si ses livres connaissent aujourd’hui un large succès chez les universitaires, ils n’ont jamais rencontré leur public de son vivant comme après sa mort. En France, ses livres sont petit à petit traduits. La biographie La Petite sœur donnera peut-être un nouveau coup de projecteur sur cette autrice et son travail.