Roman graphique, Mori met en scène la rencontre entre une jeune tokyoïte et Akira Miyawaki, botaniste inventeur d’une méthode de reforestation urbaine. Entretien avec Marie Colot, autrice jeunesse, qui a travaillé avec l’artiste Noémie Marsily.
Autrice belge, Marie Colot a publié plus d’une trentaine de livres à destination du jeune public. Elle y évoque, par le biais de ses personnages, des trajectoires singulières et réalistes. Ces jeunes gens agissent face à des situations violentes et injustes. Ernest tisse un lien avec une sans-abri dans Sa maison en carton (Alice jeunesse éditions, 2018) ; Noé, très anxieux face à l’état de la planète, trouve une manière d’apprivoiser sa peur grâce à sa meilleure amie dans 113 raisons d’espérer (éditions Magnard, 2022) ; Lou, casseuse, se rend en manifestation pour protester contre l’usage excessif de la force par la police dans Nos violences (éditions Actes Sud, 2023). Marie Colot publie, Mori, son deuxième livre chez Cotcotcot éditions, en collaboration avec l’artiste Noémie Marsily.
Mikiko, protagoniste de Mori, a perdu son père et vit avec sa mère qui cumule deux boulots. Elle passe souvent ses soirées seule jusqu’à ce qu’elle découvre l’activité de son voisin solitaire du rez-de-chaussée. Cet homme – qui n’est autre qu’Akira Miyawaki – réalise des plantations dans le terrain vague en bas de leur immeuble. Il l’invite à passer du temps avec lui et à l’aider. Elle l’observe, le dessine et apprend vite. Un jour, le neveu d’Akira, Kakuzó, vient troubler les habitudes de la jeune fille. Illustrée par les images de Noémie Marsily – à l’aquarelle et à l’encre de chine – , Marie Colot signe une histoire de vocation et d’amitié dans un paysage contrasté, entre béton et végétation.
Comment est née l’idée de cette histoire ?
D’habitude, les idées viennent de personnages de mon imagination. Cette fois-ci, c’est mon éditrice, Odile Flament, qui était à l’initiative du projet. Elle avait envie d’un texte autour des forêts urbaines pour la nouvelle collection pour adolescents, Les Randonnées Graphiques, aux éditions Cotcotcot.
Elle connaissait mes précédents ouvrages et on avait travaillé ensemble pour mon premier texte chez Cotcotcot, Des mots en fleurs, l’histoire d’un jardinier poète qui laisse pousser des mots en liberté. Peut-être est-ce grâce à ce texte qu’elle a pensé à moi pour aborder la méthode de Miyawaki. J’ai tout de suite été partante et enthousiaste. J’ai fait un travail de recherche sur le botaniste Akira Miyawaki et, vite, j’ai décidé de ne pas centrer les choses sur lui mais sur un personnage féminin, Mikiko.
Quelle est la particularité de cette méthode Miyawaki ?
Le botaniste Akira Miyawaki a fait une série d’études sur les sols qui lui ont permis de conclure qu’il était efficace de planter, de manière très dense, des essences d’arbres issues de ce qu’il appelait la végétation naturelle potentielle. Cette végétation naturelle potentielle est une végétation qui s’implanterait naturellement sans que les hommes interviennent et qui serait le plus propice au sol. Il plante ensuite ces essences aléatoirement sur des sols abandonnés et dégradés comme des friches ou des zones industrielles. Souvent, il fait participer les enfants car ils plantent à leur guise, ce qui est fondamental. La collaboration et la concurrence entre les plantes fait que certaines essences poussent et d’autres non. Cependant, celles qui poussent, vont avoir généralement dix fois plus de rapidité de croissance qu’à un rythme normal, être beaucoup plus denses et accueillir beaucoup plus de biodiversité.
Mori, le titre du roman, signifie « forêt primaire » en japonais. Le nombre de forêts primaires à l’échelle planétaire diminue de plus en plus et l’on trouve de moins en moins de zones où l’homme n’est pas intervenu. En plantant au sein des villes, Miyawaki cherche à donner un coup de pouce pour qu’une micro-forêt puisse justement se développer de manière autonome et sans ingérence ensuite.
L’écologie et la nécessité de changer nos manières de faire transparaissaient déjà dans vos livres précédents tels que SOS Forêts en détresse (2021) ou 113 raisons d’espérer (2022). Comment appréhendez-vous cette problématique ?
Je pense qu’apparaît dans mon écriture tout ce à quoi je suis poreuse. Je me préoccupe de la planète et du respect du vivant. En écrivant, j’explore ces questions notamment en suivant la trajectoire des personnages qui essayent de changer concrètement les choses. Ça passe par des actions effectives mais aussi par les liens qui se créent avec les autres. Agir collectivement donne des idées et de l’énergie.
Akira, le botaniste, travaille seul sur une parcelle à l’arrière de l’immeuble où habite Mikiko. Elle découvre ce terrain et l’investit. Grâce à ce havre de paix et à la relation auprès de cet homme, elle se rend compte de l’intérêt et de la beauté qu’il y a à préserver le vivant. Kakuzó, le neveu d’Akira, se greffe à cette relation. Ensemble, ils réussissent à faire bouger les choses même au sein de leur quartier.
Votre écriture est lucide et réaliste.
Oui, je crois que je suis une autrice ancrée dans la réalité. Le réel est bousculant, violent, questionnant. L’écriture est une manière d’essayer de l’apprivoiser pour voir comment faire avec. La rencontre entre les personnages, qui est le basculement de l’histoire, permet d’espérer le meilleur.
Mikiko rencontre Akira puis Kakuzó. Ils développent un lien très fort. Était-il important pour vous de penser la puissance de la transmission ?
J’ai beaucoup travaillé autour du personnage de Mikiko pour lui donner une vraie consistance et pour qu’elle ne soit pas la simple spectatrice des expérimentations d’Akira. Pour moi, Mori est, entre autres, un livre qui parle de transmission et de la découverte d’une vocation.
Mikiko a une passion pour le dessin. Elle appréhende le monde et y trouve sa place par ce biais. Elle acquiert le savoir botanique d’Akira et en même temps elle crée son propre chemin qui, certes, n’aurait pas été le même si elle ne l’avait pas croisé. De son côté, Kakuzó a une vraie passion pour la botanique mais, également, à sa manière.
Akira est très présent pour Mikiko et Kakuzó. Quand il commence à faire beaucoup de voyages et de conférences, il est pris dans une énergie nouvelle. Les enfants découvrent qu’il n’est pas aussi parfait qu’ils l’imaginaient et le lien qui unit ces trois personnages se modifie, tout en gardant sa force. Travailler les fragilités des personnages était nécessaire pour ramener nuance et justesse. Je trouve important de montrer les ambivalences et la complexité du monde, des relations, des caractères.
Cette complexité est aussi rendue par le temps long de l’histoire. C’est le temps pour Mikiko d’apprendre et de grandir (elle a quatre ans quand le livre s’ouvre et est adulte quand il se ferme) mais aussi le temps précieux pour les arbres de croître. Dans une lettre adressée aux jeunes, Akira écrit : « Il faut un instant pour détruire, tellement d’années pour reconstruire ».
Oui, le temps long était vraiment un choix dès le départ. Ça me plaisait vraiment de suivre toute cette évolution et de voir chaque être grandir et tous les réseaux se tisser. Aussi bien, les arbres qui créent des racines que les personnages qui nouent des liens. J’ai aussi essayé de travailler les scènes entre instantanés, ellipses et moments plus suspendus.
Il y a effectivement un vrai rythme avec l’alternance entre des doubles pages illustrées et d’autres qui mêlent texte et image. On sent qu’il y a eu un vrai travail pour que le texte soit respirable. À quel moment Noémie Marsily est-elle intervenue dans le projet ? Comment a été pensée la mise en page ?
J’ai d’abord écrit le texte seule puis mon éditrice l’a validé. Pour l’illustration, on a eu un coup de cœur pour le travail de Noémie Marsily dont on avait lu et apprécié le livre, Memet. Elle a accepté et a pu travailler de façon autonome et en fonction de ses envies. On s’est rencontré mais elle a fait la plupart de ses recherches seule avant de nous offrir toute une salve d’images.
C’est surtout elle et Odile Flament qui ont conçu la mise en page. Ce rythme-là, fait de souffles et de repos, a été insufflé par elles. Ce qui nous importait vraiment à toutes les trois était, qu’au départ, il y ait beaucoup d’espaces blancs dans la mise en page et que, plus le récit progresse, plus les pages se remplissent, plus la nature est présente. Avec des moments où le béton reparaît néanmoins. On aimait cet écho entre Tokyo, forêt de béton, et la forêt qui émerge au fil des pages.
Vous donnez un aperçu de la langue japonaise en utilisant des mots mais aussi des expressions, traduits en bas de page. Comment avez-vous pensé cette façon de mêler ces deux langues ?
C’est venu petit à petit, comme une immersion. Je connaissais très peu cette culture. Odile Flament est passionnée par le Japon, elle y a été plusieurs fois, ce qui n’est pas mon cas. Elle m’a conseillé beaucoup de livres. J’ai senti, au fil du travail, une progression. J’ai compris qu’il me fallait procéder par petites touches : une sensibilité aux choses, de légers changements de lumière, une certaine lenteur. En dernière phase d’écriture, Odile Flament a eu l’idée d’ajouter des interjections japonaises dans les dialogues pour rendre le souffle et l’art de la conversation japonaise. Il fallait trouver un juste équilibre pour ne pas perdre le lecteur.
Vous faites aussi référence à certaines traditions japonaises comme l’art culinaire ou les rituels shintoïstes.
Une des premières pratiques que j’ai découverte c’est celle des omikuji. Ce sont des banderoles sur lesquelles il y a des prophéties et que l’on accroche aux arbres quand il s’agit de mauvais présages. J’ai tout de suite eu envie de le mettre dans le roman. J’ai senti la potentialité de cette habitude culturelle et les résonances que cela pouvait avoir avec le parcours de mon héroïne. Il y avait l’envie de faire découvrir des pratiques culturelles japonaises aux lecteurs et de les immerger au Japon, comme je l’ai été moi-même au fil du projet.
Cette découverte se poursuit grâce à des références intertextuelles que vous glissez dans l’histoire (la poétesse Sei Shōnagon ou l’auteur de L’art du thé, Okakura Kakuzo). D’autres livres vous ont-ils marquée dans cette plongée dans la culture nippone ?
Un automne à Kyoto [de Corinne Atlan, ndlr] est un des textes qui m’a vraiment fait comprendre l’essence de la culture et de la philosophie japonaise au travers de l’idée de pudeur, d’impermanence, de grand égard par rapport aux petites choses. Et j’ai aussi lu Tokyo Sanpo de Florent Chavouet avec beaucoup d’illustrations de ses pérégrinations dans la ville de Tokyo. Ce sont deux œuvres marquantes.
En préparant cet entretien, j’ai lu L’homme qui plantait des arbres de Jean Giono (1953). Il raconte l’histoire d’un homme qui sème, obstinément, des glands qui deviennent une forêt de chênes. Cette référence était-elle la vôtre ?
J’y ai pensé mais j’ai décidé de ne pas lire ce livre. J’avais l’impression que c’était retourner vers ma propre culture francophone et occidentale. Je l’ai mis de côté sciemment pour m’immerger par la culture japonaise.
En fin d’ouvrage, il y a un appareil critique qui éclaire et documente cette culture.
C’est un choix de mon éditrice, que Noémie Marsily et moi avons soutenu. Elle l’a élaboré et il a été relu et complété par une spécialiste, Morgane Laborde. Comme je n’étais jamais allée au Japon, j’ai pensé aux lecteurs et lectrices. J’avais en tête de ne pas les perdre dans une série de références qui risquaient d’être trop laborieuses et les accompagner dans cette découverte.
J’ai lu que vous faisiez des playlists pour créer vos livres. En avez-vous composé une pour celui-ci ?
Pour certains romans, je me fais effectivement une playlist très précise que j’écoute de la première chanson à la dernière. Cette fois, j’ai plutôt écouté des sons de la nature comme des pépiements d’oiseaux ou des bruissements de feuilles. Habituellement, je fonctionne avec beaucoup de rituels d’écriture mais ce projet était inédit. Le fait d’être complètement ailleurs a amené l’envie de créer un peu différemment.
Savez-vous d’où vient ce plaisir d’écrire pour la jeunesse ?
Les personnages qui naissent dans mon imaginaire sont plutôt des enfants ou des adolescents. Et, j’aime particulièrement le point de vue qu’ils ont sur le monde. C’est une période de premières fois avec des questions, des émerveillements et beaucoup de joie.
Vous préparez une nouvelle sortie chez Cotcotcot éditions pour l’hiver prochain. Pouvez-vous nous en dire plus ?
C’est un album jeunesse intitulé Norbert qui sera publié en novembre, et est illustré par Arianna Simoncini. Norbert est un personnage informe qui vit dans la tête d’un artiste. C’est un texte très drôle avec un personnage qui rouspète tout le temps et qui interpelle cette tête qui ne veut pas le laisser sortir et qui n’a pas particulièrement d’idée pour lui donner corps. C’est un texte sur l’imagination et le processus de création.
Mori, Marie Colot (autrice), Noémie Marsily (illustratrice), Cotcotcot éditions, 24euros.