Comment dire l’expérience de la variation, de l’indistinct, du vague ? Baptiste Gaillard louvoie avec la langue pour célébrer les évènements minuscules et les états transitoires. À l’occasion de la sortie de son livre, Un test de fragilité, nous le rencontrons.
Un phénomène naît. Un autre s’évanouit. Que percevons-nous ? Artiste-auteur, Baptiste Gaillard pose des mots pour approcher, sans les dissoudre, les phénomènes évanescents et fugitifs. À la lisière de l’imperceptible, il exerce ses sens pour nous donner à sentir le presque rien d’un passage et la fugacité d’une apparition. Après notamment Un domaine des corpuscules (2017) et Bonsaï (2018), il publie Un test de fragilité aux éditions Héros-Limite. Ce nouvel essai poétique aiguise notre regard aux bordures de la perception et de l’être.
Quel a été votre premier choc esthétique ?
J’ai grandi dans une ancienne ferme, en Suisse, à la campagne, dont le propriétaire était décorateur de théâtre. La maison était occupée par son atelier, toutes sortes d’objets, de matériaux qu’il gardait et de discussions autour du théâtre. Et puis, il y avait un environnement assez sauvage. Cette maison m’a beaucoup marqué.
Quelle est la place de votre livre, Un test de fragilité, dans votre parcours ?
J’ai d’abord fait des installations et des objets d’art contemporain. J’ai écrit mon premier livre en parallèle de ces activités. Par la suite, j’ai écrit Un domaine des corpuscules qui reprenait beaucoup de choses que j’avais remisées dans mes travaux plastiques. Puis, il y a eu Bonsaï, un livre créé en grande partie à partir du retravail d’un manuel sur les bonsaïs.
Ensuite, je me suis fixé comme objectif de travailler à partir d’un livre sur les médicaments pour aborder la langue comme un remède ou un poison. Me rendant compte que je n’arrivais pas à ouvrir les pistes escomptées de cette manière, j’ai pris le parti de penser plutôt en termes d’homéopathie, de garder cette idée mais de laisser de côté ce livre support. Je me sentais plus à l’aise d’aborder la langue comme travail des toutes petites nuances. Je ne suis pas un grand connaisseur de l’homéopathie mais l’efficacité de ce qui n’est pas là ou de ce qui n’est presque plus là m’intéressait, et mon travail s’est alors orienté vers l’exploration sensible des choses.
Et puis il y eut cet intérêt pour la perception des phénomènes inframinces qui a donné lieu au petit livre, Ombres blanches sur fond presque blanc, paru dans la revue l’Ours Blanc aux éditions Héros-Limite. Un test de fragilité s’inscrit dans la continuité de cette exploration de l’expérience et de la perception de l’inframince.
Dans ce livre, vous décrivez les « mouvements presque imperceptibles » et les phénomènes fragiles comme l’ombre, la buée, la transparence, la poussière, le silence.
La poussière est un motif qui m’intéresse tout particulièrement. Quelqu’un a dit, j’ai oublié qui, que la poussière est comme un état intermédiaire de la matière. Elle est matière et déjà presque plus matière. Elle est omniprésente et se dépose simplement. Je suis sensible à la façon dont les choses se déposent ou au contraire à la façon dont elles poussent, un peu partout, comme l’herbe par exemple. Je m’intéresse aussi au son, à la musique concrète et aux formes de musique contemporaine qui donnent beaucoup de place au silence et qui considèrent que, tout ce qui peut se passer pendant l’écoute, entre dans l’expérience de l’œuvre.
À la première lecture, j’ai eu la sensation qu’il y avait beaucoup d’images de phénomènes sensibles évanescents. Puis en deuxième lecture, j’ai eu l’impression que la fragilité renvoyait tout autant aux phénomènes physiques qu’à notre façon de comprendre le monde.
Oui, tout à fait. J’aime bien que le texte se lise sur plusieurs niveaux. Effectivement, il y a la question des matières décrites mais aussi de comment on perçoit les choses. Quand je sens des odeurs, je les rattache toujours aux moments passés où je les ai senties, comme s’il y avait plusieurs couches de réalité qui se superposaient. Parfois, on peut douter que l’on sente vraiment une odeur. On sent une odeur, elle disparaît puis on a l’impression qu’elle est encore là mais on ne sait pas si elle est là ou si c’est notre mémoire qui est affectée par cette odeur.
J’ai été arrêtée par la manière dont vous écrivez sur les empiètements, les passages flous et les formes incertaines. Je pense particulièrement à cette image d’une forme labile car dégoulinante de l’eau dont elle s’extrait : « Une forme sort de l’eau qui en même temps continue de se répandre ».
Je pense qu’il y a quelque chose de très fluide dans le texte et qu’il se contredit parfois lui-même. Il est question de saisir le transitoire mais de le faire d’une manière aussi précise que possible. Il y a un travail d’observation mais la précision vient du travail de l’écriture et de l’imagination. Imaginer c’est faire une image. L’écriture ne fait pas que rendre compte des choses ; les choses se constituent aussi dans l’écriture. L’écriture doit permettre de donner au texte son caractère précis de même qu’une certaine capacité à évoquer le changement et le flou.
Vous écrivez : « sentir est une expérience dont la mesure est obscure, une durée immense comme une chambre dans le noir où le monde est diffus et je suis une vapeur ». Pouvez-vous expliciter l’ambiguïté de la sensation que vous évoquez ici ?
Cette partie du texte se trouve, en italique, au milieu du livre. J’y parle de la perception du temps au travers de deux expériences mises en regard : faire l’expérience d’une éclipse et faire l’expérience d’être sans repères dans une pièce entièrement noire. Dans ces deux cas, le temps – qui semble sans début ni fin – pourrait être un temps infini. Il y a une indétermination de ce que l’on sent et de ce que l’on voit. Prenons un exemple. Quand on sent l’eau tiède, est-ce que l’on sent l’eau qui est tiède ou est-ce que l’on sent la température de notre propre corps ? Qu’est-ce qui détermine que l’eau est tiède ? Si l’eau est vraiment tiède, on peut ne presque pas la sentir. Les sensations que j’ai du monde ne sont-elles pas toujours les sensations que j’ai de moi-même ?
En vous lisant, on peut percevoir une résonance avec la philosophie de Gilles Deleuze. Est-il un auteur qui porte votre écriture ? Y a-t-il d’autres références importantes pour vous ?
Oui, tout à fait. Deleuze est assez fécond pour les écrivains et les artistes. C’est un auteur auquel je pense souvent. Ce sont des références qui sont assez indirectes mais elles sont dans mon esprit et elles m’accompagnent. Je pense aussi souvent à Aby Warburg [historien des images, auteur de l’Atlas Mnémosyne, ndlr] et à sa manière d’approcher les images et les résonances entre elles. C’est une manière de travailler proche de la façon dont je procède.
Un test de fragilité est composé d’un ensemble de courts paragraphes qui sont écrits plus ou moins tous en même temps. Est-ce que ce sont des paragraphes ou bien des aphorismes ? Ce sont des petits bouts de texte qui résonnent les uns avec les autres. Je ne les ai pas écrits dans un ordre prédéfini ou linéaire. Je travaille sur un paragraphe. Il y en a un autre qui vient à la suite. Je les note dans un carnet. Je les retranscris puis les travaille séparément les uns des autres. Parfois, là où il y avait un paragraphe s’en forme deux ; ou alors, plusieurs fragments se rassemblent en un seul. Puis, il s’agit de les recomposer, par écho, en un livre. J’aime bien l’idée que le texte ne s’écrit pas du début jusqu’à la fin comme un grand bloc. Il grandit plutôt par le milieu et même de façon rhizomatique.
Vous évoquez aussi l’idée d’un certain « dépouillement ». Qu’est ce que « vivre de peu » ?
C’est pour moi une certaine forme de nudité. Aujourd’hui, on entend souvent parler d’améliorer notre expérience, ça me paraît toujours un peu absurde. Je pense qu’il faut cultiver un rapport direct à l’expérience. Si l’on assiste à un concert, il se peut que l’interprétation nous semble imparfaite, ou que certains aspects d’une œuvre nous semblent être des faiblesses, mais les fausses notes sont aussi intéressantes et font partie d’une experience. Il pourrait simplement s’agir de savoir ce que l’on peut en faire. C’est assez littéral : penser les choses à partir de ce qui est donné et non pas à partir de ce que l’on s’imagine être meilleur ou plus perfectionné. Il n’y a pas de défaut. Il y a les choses telles qu’elles sont.
Enfin, comment avez-vous choisi le titre de votre livre ?
C’est une formulation qui m’est venu spontanément pendant que j’écrivais. Ça ne vient pas de nulle part. Emmanuel Hocquart – un auteur important pour moi – a écrit Un test de solitude. Ça m’est venu comma ça : Un test de fragilité. Ça me plaisait. Ça me semblait juste pour un texte à propos de doutes et d’expériences. C’était une sorte de programme mais comme un programme impossible à réaliser. On ne peut pas tester la fragilité sans casser l’objet que l’on teste. On teste la solidité d’une chose et, si elle résiste, c’est qu’elle est solide. La fragilité, on ne peut pas la tester.
Un test de fragilité de Baptiste Gaillard, éditions Héros-Limite, 72p., 16euros.