EN COMPÉTITION – Leto, La Fièvre, La Femme de Tchaïkovski… depuis 2018, Kirill Serebrennikov a pris goût à La Croisette. Il y revient cette année avec Limonov, la ballade, un film aussi virtuose que politiquement creux.
Édouard Veniaminovitch Savenko, plus connu sous son nom de plume Edouard Limonov, est un écrivain né en URSS en 1943. Exilé aux États-Unis en 1974, puis en France, puis de retour en Russie, Limonov est une figure littéraire et politique à la vision impérialiste, dont Serebrennikov peine à tracer les contours. Et ce, malgré un Ben Wishaw très convaincant. Limonov, la ballade, épouse ainsi l’inconsistance politique de son personnage, pour un rendu qui laisse un sale goût en bouche.
Pour nous conter la ballade du poète, Kirill Serebrennikov choisit en effet de suivre sa trajectoire individuelle de près. De tellement près qu’elle se confond, dans les cinquante premières minutes du métrage, avec sa vie sexuelle. De ses débuts d’écrivain soviétique peinant à se faire connaître, à ses errances new-yorkaises, Limonov y apparait d’abord comme un petit génie de rien, plus prompt à écouter ses désirs que les autres. « Screw the calculators ! » (au diable les calculateurs), s’exclamera-t-il d’ailleurs entre deux bris de verre.
De sa poésie, le spectateur ne saura quasiment rien. Quelques extraits ici et là essaiment Limonov, la ballade. Mais ce n’est pas ce qui intéresse Kirill Serebrennikov, qui fait ici de Limonov un écrivain raté, peinant à se faire publier comme à joindre les deux bouts. Il enchaine les petits boulots, vole, vivote. Et son exil à New-York fera de lui et de sa femme, Elena (Viktoria Miroshnichenko), « un écrivain et un mannequin ratés », ayant connu l’envers du décor du rêve américain.
L’anti-punk
Malgré un titre et une affiche séduisants, Limonov est ici loin d’être le héros d’une épopée underground qu’une lecture trop rapide de sa biographie pourrait laisser paraitre. Le look cocaïne chic d’Elena, la toile sonore tendue par Lou Reed, et les errances de Limonov, agissent ainsi en trompe l’œil. En fait, Serebrennikov fait de Limonov un homme minable. Lui qui quitta l’URSS en tant que dissident, ne produit pas de réflexion politique, ni se s’engage de quelque manière que ce soit. Le Limonov de Serebrennikov est un homme lâche et sans morale. Ainsi de ces trois séquences montant successivement deux alternatives : celle fantasmée par l’écrivain, se voyant effectuer un geste radical. Puis celle, bien réelle, dans lequel il interrompt son geste – pour le meilleur et pour le pire – avant de retourner à son quotidien.
Limonov se voudrait punk ; toutes ses saillies pseudo-subversives ne sont que des coups d’épées dans l’eau. Dans Limonov, la ballade, il se bat seul contre lui-même, et l’échec qu’est sa vie. Serebrennikov enfonce d’ailleurs le clou, puisqu’il va jusqu’à donner forme à cette mégalomanie centripète dans une scène où le poète s’emploie à donner des coups de barre de fer dans le vide, avant d’être emprisonné en Sibérie.
Kirill, es-tu là ?
Un bref intertexte avec l’œuvre de Tarkovski, lors d’un diner mondain ayant lieu chez l’homme pour qui Limonov est devenu majordome, nous renseigne sur ce qu’aurait pu être Limonov, la ballade. Exilé en France, le cinéaste fit partie de cette génération d’artistes dont la relation à l’URSS, puis à la Russie, fut marquée par une profonde ambivalence. Perçu comme dissidents par le régime, ces artistes jouirent tout de même d’une certaine popularité dans leur pays, et bénéficièrent même par endroits du système.
A l’instar de Tarkovski, Limonov semble s’être tenu dans cet entre-deux idéologique qui le conduisit à un déracinement partiel. Serebrennikov esquisse cette ambivalence à la fin de son film, lorsqu’il le met en scène en leader d’un parti contestataire dont l’iconographie rappelle fortement celle du nazisme. Il s’agit en réalité du Parti National-Bolchévique (PNB), parti rouge-brun aux tendances fascisantes, qu’il co-fonda en 1993.
Limonov, la ballade, aurait ainsi pu être une étude intéressante d’une de ces figures qui, contre l’URSS, finirent par souscrire pleinement aux idées d’extrême droite. Mais pour cela, il eut fallu que Serebrennikov assume un point de vue sur la trajectoire de Limonov. Qu’il porte un discours sur cette identité russe bien particulière. Et qu’il l’inscrive a minima dans un contexte politique qui permette au spectateur de comprendre que Limonov fut, oui, autre chose qu’un poète maudit un peu provocateur. De tout cela, le réalisateur ne fait rien. Au contraire, il s’efface derrière la médiocrité de son personnage. Et l’entre-deux dans lequel Limonov semble s’être tenu, se mû ici en ventre mou inoffensif.
Bye-bye Limonov
L’unique empreinte que laisse le cinéaste sur son film se situe donc au niveau de la mise en scène. Quelques plans-séquence de transition entre les différentes périodes de la vie de Limonov témoignent ici et là de la virtuosité à laquelle Serebrennikov a habitué La Croisette. Mais l’enthousiasme initial se transforme vite en agacement. Et cette tendance à l’épate n’est pas sans faire écho à l’irritante certitude de l’écrivain quant à son propre talent.
Un carton caractérisant le PNB comme un groupuscule de skinheads, et révélant le ralliement de Limonov à l’idée de Poutine d’une « grande Russie » – ayant menée entre autres, à l’annexion de la Crimée et à la guerre en Ukraine – clôture le film. Une mise au point politique aussi tardive qu’anecdotique. Car que peut-il rester de cette ballade, sinon l’amère impression d’avoir dû partager la bizarre fascination d’un cinéaste russe pour un personnage politique à la vision impérialiste ?