LITTÉRATURE

« Les Femmes qui me détestent » – ou l’impossible déliaison de la violence

© éditions Hystériques et associées

Les Femmes qui me détestent, recueil poétique paru en 1983, vient d’être traduit en français. Autrice féministe américaine, Dorothy Allison se saisit des mots comme de leviers pour dire la violence sociale.  

« Je vais cultiver la colère comme une tomate / genre un gros fruit rouge qui pourrait / faire sauter des ponts ou renverser de la sauce / sur la moitié de la ville ». Les Femmes qui me détestent est le tout premier livre écrit par Dorothy Allisson, il y a quarante de cela. Elle est alors étudiante en anthropologie et vit dans un collectif de lesbiennes féministes. Après la traduction de ses romans (L’Histoire de Bone et Retour à Cayro) et de ses anthologies d’essais (Peau et Deux ou trois choses dont je suis sûre), ce recueil de poèmes – traduit par Noémie Grunenwald – est publié aux éditions Hystériques et associéEs.

Écrivaine white trash, lesbienne, activiste pro-sex, Dorothy Allison possède une voix semblable à nulle autre. Dans ce premier ouvrage matriciel, les thèmes de toute son oeuvre à venir apparaissent. Sans pincette, elle raconte déjà l’inceste, la pauvreté au quotidien, le mensonge, l’amour, les coups des hommes sur les femmes, la brutalité des femmes entre elles, l’ambivalence, la honte, le désir. Puisant dans sa vie, jusque « là où ça fait mal », elle forge son écriture vive et corporelle.

Comment écrire juste ? En cultivant la vérité. Dorothy Allison dissèque la violence entre les êtres autant qu’elle embrasse avec panache le désir qui la traverse. Pleinement consciente des écueils qu’il y aurait à simplifier et donc, à fausser ce qui est raconté, elle choisit ses mots. Elle emprunte ceux à même de décrire les faits et les sensations.

Elle remonte loin terriblement loin

cette douleur entre nous

parle une autre langue

de métal qui croustille entre les dents

de pièces qui fendent les molaires

elle crache du sang, de l’os et de la mémoire

Les femmes qui me détestent de Dorothy Allison

Les fruits de la colère

Dorothy Allison se refuse à toute idéalisation. Jamais elle ne cède sur la double critique – sociale et féministe – qu’elle entend mener. Dans ses textes, elle rend sensible son écartèlement intellectuel. Elle tient, d’une main, la dénonciation du mépris de classe dont souffre sa famille et, de l’autre, le désir d’émancipation des hommes de cette même famille dans laquelle elle a subi des sévices. Loin des hommes, pourtant, la violence perdure encore, entre femmes. Alors, elle écrit des poèmes sur ces regards et ces silences ravageurs. La vertu ou la minceur, érigées en étendard, creusent un fossé entre elles. Celles-ci condamnent celles-là. Celles qui la détestent sont celles qui se refusent à voir. Celles qui épinglent de désaxées les femmes qui décident de faire autrement en choisissant d’autres valeurs et en prenant la parole.

Militante, Dorothy Allison écrit ce recueil alors même que des dissensions violentes ont lieu au sein du mouvement féministe américain. « C’est dans le contexte des Sex Wars, ensemble des débats déployés entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 sur le rapport à la sexualité au sein du mouvement féministe, que s’ancre l’écriture des poèmes du recueil » écrit Lucile Dumont dans sa postface. Ce contexte « invite à réfléchir aux enjeux propres aux déchirements du mouvement féministe, mais aussi à les dépasser. (…) Il s’agit alors, même au milieu de la discorde, d’apprendre à voir dans le groupe des femmes autre chose que le conflit. »

Le constat est sans appel. Les relations sont traversées par « autant de désir que de souffrance ». Cependant, identifier l’infernale équation, rejet de la violence et incapacité à faire sans elle, est la condition incontournable pour survivre. Les lesbiennes le savent. La lutte féministe l’enseigne. La lutte est « l’espoir des femmes qui s’aiment les unes les autres ». Alors, elle fait le portrait de ces femmes aimées qui bataillent, qui réconcilient, qui provoquent, qui étreignent.

Insolente et amoureuse, abîmée et lucide, précise et armée, Dorothy Allison fait pousser des mots gorgés de la colère qui gronde. Son rythme est syncopé. Elle écrit. Cherche la musicalité. Reprend. Fait éclater une image en fin de vers. Coupe la ligne. Sa poésie est peut être l’endroit où se révèle le plus intensément la manière dont son écriture fonctionne autant à l’indignation qu’à l’érotisme. Elle jaillit, presque intacte, du risque pris à regarder en face le pire pour dire le vrai. Dorothy Allison sait le prix de détresse et de folie qu’il y a à s’approcher, aves ses phrases, du point le plus brûlant. 

Les Femmes qui me détestent de Dorothy Allison, traduction Noémie Grunenwald, aux éditions Hystériques et associéEs, 16euros. 

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