CINÉMA

« L’Échappée » – Reconstruction au fil des flots

L'Echappée © Epicentre Films
L'Echappée © Epicentre Films

Anthony Chen signe un film sensible et solaire, empreint d’une grande douceur, en dépit la dureté de son sujet. L’Échappée s’affiche comme le récit d’une tentative de reconstruction après un traumatisme et un déplacement forcé, loin des représentations stéréotypées.

L’Échappée tranche avec le reste de la filmographie d’Anthony Chen, tout en se plaçant dans sa continuité. C’est en effet la première œuvre du réalisateur singapourien en langue anglaise et qui se déroule en dehors du continent asiatique. Pourtant, dans la lignée de films tels qu’Un hiver à Yanji (2023), L’Échappée parle d’altérité, de guérison et de quête de soi. Le cinéaste fait le portrait d’individus marginaux, mal adaptés à leur environnement. Le cinéaste continue également son exploration de personnages féminins forts et complexes. Le scénario du film, coécrit avec Susanne Farrell, est inspiré d’un roman de l’écrivain américain Alexander Maksik (La mesure de la dérive). Les deux œuvres mettent en lumière l’expérience d’une jeune femme libérienne, Jacqueline, qui échoue et erre sur l’île grecque de Santorin.

Le passé de Jacqueline se dévoile au fur et à mesure, par petites touches. Néanmoins, on apprend vite qu’elle n’est pas la vacancière londonienne apaisée qu’elle prétend être. Dans les ruines d’une cité où défilent les touristes, sa trajectoire solitaire croise celle d’une guide touristique américaine, Callie. Les deux se lient vite d’amitié, sous la chaleur du soleil et le bruit des vagues. Bien qu’ayant des expériences de vie distinctes, elles ont en commun une bonne dose d’humour, aisni qu’une vulnérabilité doublée de résilience. Les personnages affichent une énergie et une maîtrise apparentes, portées par deux actrices solaires (Cynthia Erivo et Alia Shawkat). La justesse de leur prestation joue ainsi beaucoup dans la puissance et la sincérité de ce double récit.

Récit sensible d’une expérience traumatique

Quelles stratégies de survie et de résilience déployer pour surmonter les obstacles, voire le traumatisme ? Le film esquisse quelques réponses à cette difficile question, sans prétendre à l’analyse psychologique exhaustive. Il explore deux destins de femmes se sentant déracinées et étrangères à leur environnement. Anthony Chen prend le temps de dévoiler leurs affects et leurs souffrances, dans un rendu (trop  ?) contemplatif et délicat. Le douloureux passé de la protagoniste est ainsi révélé par étapes, à travers un dispositif traditionnel de flashbacks. Le rythme progressif des révélations amoindrit quelque peu la violence de la confrontation à son vécu. Parfois, le passé troue le présent, le corps de Jacqueline réagissant automatiquement à un détail ou à un bruit. Les retours en arrière brutaux apparaissent donc en écho à la manière dont se manifeste souvent une réaction post-traumatique.

L’amitié et la mer comme réparations

Si le passé est omniprésent et revient sans cesse involontairement à Jacqueline, le réalisateur laisse aussi une grande place au quotidien et à l’environnement sensoriel immédiat. Anthony Chen conjugue cette violence extrême d’une expérience passée refoulée avec une forme d’apaisement et de tendresse. La caméra s’attarde ainsi longuement sur les corps et les sensations physiques, au plus près des personnages. Intime, mais pas voyeuriste, elle le fait toujours avec pudeur. Ainsi, le réalisateur prend le parti de filmer les peaux sous le soleil, donnant au film un aspect très lumineux. La beauté du rendu est à l’image de celle de la résilience des personnages, et de l’île grecque. Celle-ci s’affiche comme une forme de compensation des douleurs des personnages.

Au-delà du traumatisme, le film traite aussi de la difficile reconstruction. Il livre ainsi quelques jolies scènes traçant un chemin vers une forme de guérison, comme celle de l’immersion de Jacqueline dans la mer sous le regard bienveillant de Callie. Cette séquence rappelle ainsi la douceur de certaines séquences de Moonlight. Les deux films sont d’ailleurs liés par une même sensibilité et vulnérabilité de leurs personnages, marginalisé·es par leurs vécus.

Filmer la migration sans préjugés

L’Échappée est donc d’abord une histoire de reconstruction individuelle, avec néanmoins un aspect très universel. Mais il dépeint aussi le parcours d’une personne refugiée, à rebours des images médiatiques stéréotypées. Très vite, on comprend que Jacqueline a dû quitter le Libéria suite à un évènement brutal. Elle est donc en situation de migration, bien que dépeinte à rebours des clichés véhiculés par les médias mainstream. Avant cette «  échappée », la jeune femme étudiait à Londres dans une école prestigieuse, jouissant d’un confort de vie et d’une situation privilégiée. Elle est même la fille d’un homme qui porte une grande responsabilité dans la situation politique de guerre au Libéria — dont on apprendra d’ailleurs malheureusement bien peu. Par cette mise en valeur d’une personne privilégiée se retrouvant en situation de vulnérabilité socio-économique, le film expose la diversité de ces trajectoires migrantes et leur nature souvent accidentelle.

Malgré ce statut spécifique de son personnage, L’Echappée propose une mise en scène qui révèle une réalité partagée par beaucoup de personnes déplacées. On découvre au fur et à mesure les préoccupations quotidiennes de la jeune femme, soumise à de nombreuses contraintes et obstacles pour survivre. Jacqueline doit se débrouiller et lutter pour ce qui peut nous sembler banal : manger, boire, se laver, se soigner, dormir… Le film s’attarde particulièrement sur les spécificités liées à son genre, comme le fait d’avoir ses règles ou la peur des agressions par des hommes. Il livre ainsi un point de vue important, alors que 50 % des réfugié·es sont des femmes à l’échelle mondiale. L’expérience de Jacqueline permet donc de contrebalancer la relative absence des récits filmiques de femmes migrantes, la majorité des récents films montrant plutôt des hommes (citons le récent Moi, Capitaine).

Survivre sans charité

Dans ce même objectif de contrer les clichés, Anthony Chen affiche l’importance de montrer sa protagoniste «  digne  ». Le réalisateur s’attarde particulièrement sur les rituels que Jacqueline adopte, ainsi que son refus de tout geste de charité de la part de Callie. Ainsi, la relation entre les deux personnages principaux se construit dans le soutien mutuel. Les jeunes femmes se comprennent et s’épaulent tour à tour, chacune aidant l’autre face à ses propres difficultés. Au risque d’occulter une partie de la réalité des situations de migration, bien souvent dégradantes du fait du manque d’hospitalité des pays européens ? Cette critique peut être partiellement balayée par le fait que l’expérience de Jacqueline reste fictionnelle et représentative d’une expérience parmi tant d’autres. Le film ne prétend pas au réalisme, mais propose quand même des éléments de compréhension d’une réalité.

Enjeux éthiques de la représentation

Au-delà de l’histoire, le film est un objet d’analyse intéressant, par les soulèvements éthiques qu’il suscite. En effet, il questionne les limites de la représentation. En particulier, la violence du traumatisme n’est jamais montrée frontalement à l’écran. Le réalisateur la laisse hors champ, et la filme du point de vue de la victime. Que faut-il montrer, ou ne pas montrer ? Comment filmer le traumatisme sans le reproduire  ? Indirectement, le film pose aussi la question de l’appropriation d’un récit intime qui n’est ni celui du romancier à l’origine de l’histoire, ni celui du réalisateur. Si c’est évidemment le propre du cinéma de raconter des histoires que l’on n’a pas vécues, la question mérite quand même d’être posée. C’est d’autant plus le cas quand il s’empare d’expériences intimes souvent invisibilisées ou fortement stéréotypées. Comment être juste dans les représentations, sans déshumaniser, objectifier ou projeter sa vision biaisée ?

L’Echappée est en salles actuellement.

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