Avec Hot Milk, l’écrivaine Deborah Levy fait le récit d’une relation mère-fille – aussi tendre que douloureuse – dont l’abandon du père est la toile de fond. Ce roman est un tourbillon de signifiants, de rencontres charnelles, de souffrances tues.
Pour se consacrer à sa mère, Sofia a abandonné sa thèse d’anthropologie sur la mémoire et travaille dans un bar londonien. Sa mère, Rose, souffre d’un mal mystérieux qu’aucun médecin ne parvient à diagnostiquer. Ses jambes se paralysent par intermittence et l’empêchent d’avancer. Hot Milk s’ouvre alors qu’elles arrivent à Almería où Rose doit passer un séjour dans une clinique privée. Ce dernier espoir mis dans les mains du médecin Gómez est, pour Sofia, le temps d’une parenthèse faite d’ardeurs et de désir.
Deborah Levy signe un roman exceptionnel qui arrive jusqu’à nous grâce au travail des éditions du Sous-sol. Si Nathalie Azoulai traduisait l’année dernière La Position de la cuillère, c’est Céline Leroy – déjà responsable de la trilogie Autobiographie en mouvement – qui traduit Hot Milk. Quelle joie de retrouver la langue, fluide et picturale, de Deborah Levy pour une virée de trois cent pages.
« Son désir lui paraît monstrueux »
Libre de ne pas s’occuper de sa mère, la narratrice parcourt les plaines désertiques et les côtes andalouses. Elle observe les détails qui disent la situation socio-économique de l’Espagne, constate les conditions atroces des migrants arrivés sur ce sol, note dans sa tête les rituels des plagistes. Alors qu’un chien aboie à la mort, elle interroge la direction que prend sa vie. Pourtant, cette introspection est chahutée par deux rencontres. Ingrid, une femme allemande qui brode des vêtements usés, en couple avec Matthew ; et Juan, infirmier secouriste, qui prend le temps de la soigner des plaies de méduse.
Il se passe quelque chose d’étrange parce que j’ai envie de lui faire l’amour là, par terre. J’ai reçu une piqûre de désir. Un désir énorme. Je me transforme en quelque chose que je ne reconnais pas. Je m’effraie moi-même.
Hot Milk – Deborah Levy
Deborah Levy ne fixe pas d’idée de ce qu’est le désir. Elle décrit ses effets mouvants sur sa protagoniste. L’attirance charnelle, qui se lit à même son corps, reste fondamentalement effrayante, déroutante, culpabilisante. Le désir aussi croît à mesure qu’il prend racine dans des mots et des images qui percutent Sofia. Ainsi, les spartiates brillantes lacées jusqu’aux genoux d’Ingrid lui évoquent la figure d’un gladiateur romain et le terme « désirée », brodé sur son haut en soie, lui fait ressentir cet état tel un enchantement.
Ce désir résonne avec celui d’une autre femme de la mythologie, Méduse. Deborah Levy fait de ce mot polysémique l’orientation de son roman. S’il désigne les animaux marins urticants qui ont lacéré l’épaule de Sofia, il est aussi le nom d’une des gorgones. L’histoire de Méduse, transformée en un monstre aux cheveux de serpents et décapitée, a participé au mythe de la femme fatale que Sofia entend briser.
« Mon amour pour ma mère est une hache »
Lire les corps. Lire le monde. Deborah Levy prête une attention fine aux signes, aux lieux, aux expressions, aux gestes. Si le désir est une des écritures invisibles qui marquent le corps, la souffrance en est une autre. Rose a travaillé comme bibliothécaire et élevé sa fille seule suite au départ du père. Aujourd’hui, elle pâtit de douleurs répétées et inexpliquées qui laissent sa fille dévouée, impuissante. Sofia enquête depuis des années sur ces maux, à tel point qu’elle finit par confondre, parfois, son corps avec celui de sa mère : « Je grimace comme si j’éprouvais cette légère douleur à sa place. L’empathie est plus douloureuse que les piqûres de méduses ». Cette inconnue somatique, Deborah Levy la saisit pour dire le lien fort et dévastateur qui unit cette mère à sa fille mais aussi pour rendre visible la soumission qui contraint corps et vie des femmes.
Au gré des chapitres, le fil narratif reste ténu et tient en haleine. Qui est l’auteur du graffiti bleu « Le soleil est sexy » ? La maladie fluctuante de sa mère trouvera-t-elle une voie de guérison ? Que peut la médecine ? Comment Sofia use-t-elle de cette intrépidité retrouvée ? L’autrice réussit – et c’est bouleversant – à écrire sur l’indicible et pourtant désarmante vérité qui les attache l’une l’autre. Rose et Sofia. La mère et la fille. Elle a des mots rares pour évoquer, la fidélité et la captivité, qui se joue et se rejoue dans cette danse sans âge. Troublant, Hot Milk est un roman à strates où se télescopent le rêve, le mythe et la réalité, pour mieux se répondre.
Hot Milk de Deborah Levy, traduction Céline Leroy, Éditions du Sous-sol, 22,50euros.