CINÉMAFestival de Cannes

CANNES 2024 – « The Shameless » : Première nuit vers l’enfer

THE SHAMELESS © AKKA FILMS
THE SHAMELESS © AKKA FILMS

UN CERTAIN REGARD – Avec The Shameless, présenté dans la sélection parallèle Un Certain Regard, Konstantin Bojanov s’interroge sur une société obsédée par le corps des femmes, par le biais de travailleuses du sexe dans l’Inde rurale.

Dans une chambre miteuse d’un bordel de Dehli, Nadira se rafraîchit le visage. Sur le lit, derrière elle, un corps. Celui du client qu’elle vient de tuer. Lorsqu’elle quittera cette chambre, ce sera le début de la fuite.

Voix rauque et posée, regard droit, c’est la tête froide que Nadira commence sa cavale. Elle connaît la survie mieux que personne et celle-ci la mène tout droit vers un petit village reculé du sud de l’Inde. On lui loue une chambre et elle reprend son activité, en attendant de quitter le pays. Elle y rencontre Devika, à peine 17 ans, élevée dans une communauté Devadasi, où la prostitution est un acte religieux au service de la déesse Renuka. Lorsque leur relation commence, elle est déjà condamnée par les circonstances qui l’entourent. Le petit square, où celle qui se fait désormais appeler Renuka pensait trouver refuge, sera le théâtre de leur amour impossible.

Tu seras une femme, ma fille

The Shameless propose une véritable descente aux enfers dans une société obsédée par la virginité et prête à tout pour garder le contrôle sur le corps des femmes. Devika, pas encore adulte, étouffe déjà sous le poids du regard des hommes, au point d’altérer son corps pour y échapper. Sa « première nuit » (comprendre son premier rapport sexuel) a été vendue par sa propre mère à un riche du quartier. Un cruel héritage familial, que les femmes de sa famille se transmettent pour survivre.

Ce viol, organisé pour le plaisir d’un homme prêt à payer une fortune pour posséder le corps d’une femme, est perpétré dans le cœur du foyer familial. Trois générations écoutent les hurlements de celle qui ne sera plus jamais la même. Le réalisateur s’attarde sur chacune de ces femmes : la grand-mère, la mère, la sœur. Chacune a vu son corps offert comme une marchandise. Pourtant, aucune n’arrête le cauchemar se déroulant au bout du couloir. Dans ce square du sud de l’Inde, on monte le son de la télé pour étouffer les cris. On détournera demain le regard devant les hématomes.

Malgré la violence omniprésente à l’écran, Konstantin Bojanov ne se complait pas dans de scènes d’agressions gratuites. Les scènes de violences n’ont pas besoin d’être montrées pour que leur horreur éclate aux yeux du spectateur. Le réalisateur s’intéresse moins à l’acte lui-même qu’au système qui l’entoure et le rend possible. Il filme les hommes de pouvoir, la superstition, l’avidité, la peur de l’autre, aussi. Mais également celles qui, enchaînées par leurs propres démons, sont passées de victimes à bourreaux.

L’Inde face à ses fantômes

Simultanément, le cinéaste prend le temps de s’attarder sur les tensions inter-religieuses gangrénant l’Inde. Dans les rues, sur les vêtements des passants, jusque dans le salon de Devika, le orange s’impose, plus envahissant à mesure que le film progresse. Le orange, couleur de l’hindouisme et devenu le symbole de la droite nationaliste en Inde ces dernières années, s’impose alors comme une menace supplémentaire pour Nadira, forcée d’abandonner jusqu’à son identité par peur de représailles. La question des tensions entre hindous et musulmans habite le film, sans toutefois bénéficier d’un traitement digne de ce nom.

À vouloir trop épaissir son propos, le réalisateur perd parfois de vue l’histoire d’amour qu’il a créée, celle-ci paraissant presque pressée par tous les obstacles qui s’annoncent déjà. Il faut néanmoins saluer l’attention portée à autopsier avec précision les rapports de force et mécanismes d’oppression derrière le destin tragique des deux femmes. Heureusement pour Konstantin Bojanov, les performances remarquables de ses deux actrices parviennent à faire oublier ces quelques manquements. Omara Shetty et Anasuya Sengupta sont deux révélations, chacune dans un registre totalement différent. La force sauvage d’un côté, l’innocence en mal de liberté de l’autre. L’alchimie opère et porte The Shameless vers de nouvelles hauteurs.

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