CINÉMAFestival de Cannes

CANNES 2024 – « La Jeune Femme à l’aiguille » : Enfer poétique

La Jeune Femme à l'aiguille
© Lukasz Bak

EN COMPÉTITION – LONGS MÉTRAGES – Avec La Jeune Femme à l’aiguille (Pigen Med Nålen), le réalisateur suédois Magnus Von Horn propose une descente esthétique dans les enfers d’une douloureuse misère et des cas de conscience qui en découlent.

Aussi tragique que cela puisse paraître, le scénario de La Jeune Femme à l’aiguille est bel et bien inspiré d’une histoire vraie. Fin 1918, le Danemark sort difficilement de la Première Guerre mondiale. Vivant dans des conditions précaires, Karoline (Victoria Carmen Sonne) travaille dans une industrie textile pour payer son loyer. Le quotidien est pénible, et la jeune femme survit plus qu’elle ne vit. Bientôt, ses revenus ne suffisent plus. Son propriétaire lui demande de quitter le logement. Au même moment, elle tombe enceinte de son patron, et son mari revient de la guerre, lourdement blessé. Confrontée au mépris de classe de la mère de l’industriel et finalement abandonnée par ce dernier, Karoline tente d’avorter aux bains publics, au moyen de l’une de ses aiguilles. Elle y rencontre alors Dagmar (Trine Dyrholm), une femme magnétique au tempérament décisionnaire, qui semble tenir à lui venir en aide. Dagmar organisant, en secret, un trafic d’adoptions clandestines, elle récupère ainsi le bébé de Karoline à sa naissance. Mi-captivée, mi-méfiante, Karoline s’installe chez Dagmar. Les deux femmes tissent alors une relation particulière.

Sous le masque

Parce qu’elle a besoin d’argent et qu’elle peine à faire le deuil de sa maternité, Karoline propose à Dagmar de l’épauler. Elle vient d’accoucher : elle peut donner du lait aux nourrissons de passage. La jeune femme partage donc ses journées avec celle qui, officiellement, vend innocemment des sachets de bonbons dans une boutique confortable. Sous le toit de Dagmar vivent aussi Erena, qu’elle présente comme sa fille, et Jørgen, un jeune homme avec qui Dagmar « s’amuse » – à ses dires -, mais qui se trouve avoir l’œil peu bienveillant et fort insistant.

Peu à peu, les deux femmes trouvent un semblant d’équilibre, chacune semblant tirer bénéfice de la situation. Dagmar fait preuve d’un sentiment protecteur à l’égard de Karoline, mais également des mères dont elle accueille les nouveaux-nés. « Vous faites le bon choix », leur dit-elle. Mais qu’est-ce que le « bon » choix, lorsque les revenus dérisoires de ces femmes ne leur permettent pas de seulement rêver à cet avenir radieux, que promet Dagmar en plaçant ces enfants dans des familles aisées ?

Malgré sa bonne volonté et l’écoute qu’elle offre à son hôte entre deux vapes d’éther, Karoline ne peut se défaire du doute qu’elle émet quant au bien-fondé du transfert des bébés. Tiraillée entre un confort nouveau qui, il faut l’admettre, lui est agréable et apaisant, elle ne perd pas des yeux l’aspect illégal de la manœuvre. Un doute exacerbé lorsqu’elle finit par découvrir la réalité glaçante de la manière dont Dagmar gère l’adoption de ces bébés. La jeune femme sombre dans une léthargie sans fond, terrassée par sa propre impuissance, qu’elle ne parvient plus à dissimuler.

La Jeune Femme à l'aiguille
© Lukasz Bak

Poésie sensorielle

Suivant les codes scénaristiques d’un thriller contemporain, Von Horn explore les méandres de la recherche des moyens de survie, dans une situation où leur point de départ se trouve déjà bien en deçà de la décence. Le cinéaste entreprend cette mise en scène à tous les niveaux de son long métrage puisqu’au-delà de son scénario, La Jeune Femme à l’aiguille est une véritable performance esthétique. Évitant de se contenter d’une fidèle reconstitution du Copenhague des années 20, Von Horn joue sur le moderne, l’intemporel, tant dans ses visuels qu’au niveau de la bande sonore. Son film n’est pas daté, à commencer par ce noir et blanc contrasté. Loin d’être la connotation d’une époque, il apporte, au contraire, une profondeur et une envergure servant judicieusement la mise en scène.

La Jeune Femme à l'aiguille
© Lukasz Bak

Dans la même lignée, basses électriques et montages clippés s’alternent en cadence, transcrivant savoureusement la tension croissante du long métrage. Le cinéaste anticipe et accompagne les émotions de son public, appuyant sur le malaise puis l’équilibrant par une grande suavité. Par ailleurs, sa manière de filmer le corps des femmes, de toutes les femmes, sans sexualisation ni impudeur aucune, est marquante de sincérité et témoigne d’une grande sensibilité qui rejette tout voyeurisme et place les féminités en exergue.

Travaillé, inconfortable de réalisme et de justesse, La Jeune Femme à l’aiguille met l’accent sur les sévices de la misère et de la pauvreté et la difficulté supplémentaire que cela a d’être femme dans ces conditions. Avec cette proposition approfondie qui marque son retour sur la Croisette, Von Horn convainc et témoigne d’un regard artistique singulier, novateur et plein de promesses.

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