EN COMPÉTITION – Avec Emilia Perez, Jacques Audiard avait tout pour créer l’événement dans les salles du Festival. C’est chose faite !
À quelques heures de la remise solennelle de la Palme d’Or, le nom Emilia Perez continue de retentir dans le couloir du Palais. Le film de Jacques Audiard, sur un chef de cartel transgenre qui entame sa transition, ne cesse de faire parler de lui. Et pour cause ! Présentée la semaine dernière en compétition, la comédie musicale hallucinante du cinéaste français est une proposition choc de cette 77ᵉ sélection. Un film explosif et décalé, pressenti pour une possible Palme d’Or.
Mais qu’allait-il faire dans cette galère ?
Une comédie musicale signée Jacques Audiard, soit. Une comédie musicale sur les cartels de drogue au Mexique, avec un personnage principal transgenre, signée Jacques Audiard ? Le pitch est moins clair. Celui qu’on avait quitté avec Les Olympiades, une fable en noir et blanc sur le 13ᵉ arrondissement de Paris, n’est pas un habitué du grand spectacle. Avec Les Frères Sisters, il avait entamé sa transition des films français vers un cinéma du monde. Il soulignait déjà son envie de s’attaquer à des genres incontournables du cinéma américain : le western avec Frères Sisters, la comédie musicale, donc, avec Emilia Perez.
Ainsi, le voilà parti dans les rues de Mexico. On découvre Zoe Saldaña en jeune avocate, épuisée par la corruption et la précarité. Lorsque le chef de cartel le plus influent de la région la repère, elle est loin d’imaginer l’aventure qui l’attend. Las Manitas veut entamer une transition, et s’évader loin de la vie de violence qu’il s’est construit.
Dans une suite d’épisodes musicaux extrêmement réussis, le cinéaste dépeint le destin d’un personnage violent, qui a toujours été quelqu’un d’autre. Le choix de placer son récit dans un milieu aussi sanguinaire offre un univers envoutant, mais force, par la suite, un vrai tournant dans la narration d’Emilia Perez. Car le réalisateur envisage la période de transition comme une manière de réinventer totalement son personnage, qui devient, semble-t’il, tout à coup un exemple de moralité et de bonté, mais qui peine à se libérer de son passé.
Une autre Emilia
Cette approche de la transition et de la transidentité pose question, tant le message qu’elle renferme est ambivalent. Elle tent à présenter deux personnages aux antipodes, là où il n’y en a pourtant toujours eu qu’un. De même pour le silence entourant cette transition, représentée comme un secret à taire, particulièrement auprès de la femme et des enfants d’Emilia.
Si Emilia Perez a beaucoup d’arguments pour séduire (la mise en scène remarquable, comme les numéros musicaux grandioses), la question du point de vue laisse néanmoins une ombre coriace sur une histoire pourtant réjouissante. En choisissant de mettre au cœur de son film une histoire trans, le cinéaste aurait pu faire le choix d’explorer cette intimité sans la cantonner au stade de prétexte. On pourrait presque parler d’un acte manqué, pour un film bénéficiant d’un tapis rouge cannois et d’une portée mondiale.
La seconde partie du film ne parvient pas à alléger une exécution un peu laborieuse, et se clôt sur une fin plutôt prévisible, mais incroyablement frustrante. Malgré la grandeur de son entreprise et la démesure de ses personnages hauts en couleur, Jacques Audiard reste ici victime d’un scénario par moments trop rapidement ficelé. Une potentielle palme en demi-teinte, qui, on l’espère, aura l’avantage d’ouvrir la porte à d’autres récits sur la transidentité et d’autres actrices transgenres — magnifique Karla Sofía Gascón — jusqu’aux marches des festivals.