Quelques semaines avant son décès, Paul Auster a livré un ultime roman, Baumgartner. Diffraction du récit, du réel et de la fiction : un émouvant point final pour une œuvre qui demeurera à jamais mouvante.
Baumgartner. Un dernier roman. Une publication en mars par un homme se sachant mourant, qui nous a finalement quittés au début du mois de mai. « Spring is here / give a cheer » (« Le printemps est là / Pousse un hourra ») disait un poème de jeunesse de Paul Auster, dont il aimait railler la mièvrerie. Peut-on lire cette ultime sortie printanière en la oubliant de la mort de son auteur ?
Sy Baumgartner est un professeur de philosophie à la retraite veuf, qui explore ses souvenirs. L’occasion, comme souvent chez l’auteur de la Trilogie New-Yorkaise, d’une diffraction du récit. Des éclats mémoriels jaillissent ; une épouse, une mère, un père, une enfance… tout un monde englouti. Un jeu de va et vient s’installe entre la profondeur des souvenirs, et la trivialité d’un corps au présent. Le roman s’ouvre par une double blessure, Baumgartner se brûle avec une casserole, puis tombe dans les escaliers. Ce sont ces accidents qui déclenchent les réminiscences, en enrayant la mécanique trop bien huilée du quotidien.
(…) Assuré de sa bonne connaissance de l’escalier après tant d’années passées dans cette maison, il tente un premier pas vers le bas, manque la marche d’un centimètre, perd l’équilibre dans le noir, et dégringole au bas de l’escalier, se cogne violemment un coude, puis l’autre, et son genou droit s’écrase sur le sol compact en ciment.
Baumgartner, de Paul Auster
L’autre extrémité de la vie
Le roman précédent de Paul Auster, 4 3 2 1, son plus beau, raconte la vie de Ferguson, de sa naissance à ses vingt ans. La même histoire, narrée quatre fois, avec de plus ou moins importantes variations. Si ce grand roman sur la jeunesse s’attachait à diffracter l’individu, dans le roman de vieillesse qu’est Baumgartner, le héros n’est plus qu’un, ce sont ses souvenirs qui s’étiolent. En cela, ces deux livres apparaissent comme complémentaires. Ou plutôt, Baumgartner comme l’épilogue à 4 3 2 1, une réponse depuis l’autre extrémité de la vie. Le vieux Baumgartner, et donc le vieux Paul Auster, observe ses sensations, ses souvenirs et les écrits de sa femme se mélanger. Au centre du livre, cette interrogation, qui peut résumer toute l’œuvre de l’écrivain.
Un événement doit-il être vrai pour être accepté comme tel, ou la foi en la vérité d’un événement suffit-elle à le rendre vrai, même si les faits censés s’être produits ne se sont pas produits ?
Baumgartner, de Paul Auster
La littérature n’implique pas de rupture formelle entre une histoire vraie, une histoire fausse, un mensonge ou un fantasme. Tous les mots sont égaux sur le papier. Aussi le lecteur est-il surpris de découvrir que le nom de jeune fille de la mère de Baumgartner est Auster. Irruption du réel dans le fictif, ou enrobage fictif autour du réel. L’art de l’écrivain, jusqu’au bout, aura été composite.
Pourquoi pas ?
Sa littérature se construit de morceaux de réel, de morceaux d’imaginaire, et de mélanges entre les deux, un alliage souple et toujours reconfiguré. Dans la vie également, l’auteur en interview aura raconté de nombreuses histoires dont on ne saura jamais si elles sont vraies. Facéties ? Peut-être. Mais pas seulement. Dans le monde de Paul Auster, la foi en la continuité absolue entre le réel et la fiction est sincère. Si la littérature est un mélange composite qui comporte du réel, la réciproque est vraie. L’expérience du réel est en partie construite avec des morceaux de littérature, des bouts de fiction. La dialectique entre la profondeur des souvenirs et la surface du corps, est un miroir de celle entre les fictions insondables et la réalité brute et ordinaire.
Le professeur de philosophie Baumgartner est l’auteur d’une théorie métaphysique parodique. Il y compare l’existence humaine à un trajet en voiture, avec ses ralentissements, ses pannes et ses pointes de vitesse. Pour rire ? Un peu. Un peu sérieux aussi. Pourquoi pas ? Les deux sont vrais. La conclusion du livre – qu’on ne divulguera pas – peut être interprétée de deux manières contradictoires, qui pourtant ne s’excluent pas l’une l’autre. C’est l’alchimie de Paul Auster. Tout est ainsi, tout pourrait être autrement ; tout a eu lieu, tout est encore à faire. Paul Auster est mort, il vivra à jamais.
Baumgartner, de Paul Auster, éditions Actes Sud, 208 p, 21.8€.