Chaque mois, un·e rédacteur·ice vous propose de revenir sur un film qu’iel considère comme culte. Classique panthéonisé ou obscure pépite disparue des circuits traditionnels de diffusion, le film culte est avant tout un film charnière dans le parcours cinéphile de chacun·e. Ce mois-ci, retour sur un film aussi sensible que déroutant : Volver, de Pedro Almodóvar.
D’abord, il y a ces deux grands yeux marrons, levés dans un regard décidé ; cerclés de crayon noir et rivés vers l’ailleurs, dans un mélange de fierté et de défi. Ensuite, cette fleur rouge, rouge sang, dessinée et apposée presque artificiellement dans une chevelure noir de jais. Derrière, des couleurs en cascade et de grandes boucles d’oreilles tracées à l’or. D’une beauté folle, c’est peut-être ce qui résume le mieux l’œuvre de Pedro Almodóvar, depuis son affiche jusqu’à la dernière seconde de cette fresque bouleversante :Volver.
En espagnol, le verbe signifie « revenir ». Et c’est précisément un retour aux sources qu’opère le réalisateur espagnol, au cours de ces deux heures inspirées de sa vie et de ses souvenirs. Sorti en 2006, le film est présenté en compétition à Cannes, où il remporte le prix d’interprétation collectif et le prix du scénario et fait un triomphe aux Goya. Le succès perdure, tant et si bien qu’il devient à la fois un incontournable du cinéma espagnol et le film phare de son réalisateur.
Almodóvar en est alors à son dix-huitième long-métrage ; se doute-t-il que Volver trouvera un écho plus actuel que jamais, une quinzaine d’années plus tard, dans le contexte de libération de la parole sur les violences sexuelles ? Peut-être. En parlant de ce qui se trouve devant nous mais que nos yeux ne voient pas, ou refusent de voir, le réalisateur espagnol met en images les ramifications d’un mal qui ronge les femmes sur plusieurs générations : l’inceste.
Perversité et complicité
Fil rouge du film, les rapports incestueux structurent à la fois l’intrigue et les relations entre les personnages féminins ; d’abord avec le personnage de Raimunda, incarné par Penélope Cruz. Mère débordée et protectrice, elle vit dans sa maison madrilène avec sa fille Paula et son mari, Paco. Ce dernier, sans emploi, boit en attendant d’en retrouver un autre, et jette des regards incestueux sur sa fille, épousés par l’œil de la caméra. De l’autre côté de l’écran, le spectateur se retrouve de facto complice, obligé de partager le point de vue du père, sans possibilité de détourner le regard. Autre scène, autre perversion : Paula se déshabille, la porte de sa chambre entrebâillée. Le père se penche, cherche à apercevoir. Et le public avec…
Le lendemain soir, Raimunda retrouve sa fille en état de choc ; alors que son père tentait de la violer, Paula saisit un couteau pour se défendre, et le poignarde à mort. Visage inondé de larmes et gestes imprégnés par l’horreur à laquelle elle n’a pu assister, Raimunda cache le corps de son mari dans le frigo et se résout à nettoyer la scène de crime, pour protéger sa fille. Dès lors, Almodóvar veut faire croire à un basculement inattendu de l’intrigue – ce n’est pas tout à fait le cas.
En réalité, le réalisateur utilise depuis le début la mise en scène afin de semer des indices dans des images très travaillées. Déjà, d’un point de vue colorimétrique puisque l’expression de fil « rouge » est à prendre au premier degré : la couleur représente l’inceste. Ainsi, Raimunda, elle-même abusée dans son enfance, porte systématiquement des vêtements de couleur rouge. Et le bus rouge qui la ramène à son domicile semble véhiculer l’inceste jusqu’à sa fille, habillée en rouge le soir de la tentative de viol. Par la suite, le sang de Paco se répand dans la cuisine et imprègne l’arme du crime – cette même arme qu’Almodovar nous avait pourtant présentée quelques instants plus tôt.
Le spectateur ne s’en rappelle pas ? Là encore, le réalisateur espagnol démontre sa capacité à diriger le regard de son public et surtout, à jouer de sa perversité. Quelques minutes auparavant, un plan en plongée montrait Penélope Cruz faisant la vaisselle, lavant ledit couteau. Le plan, fixe, est divisé en trois : les deux tiers sur l’évier, où l’éponge va et vient sur le couteau, le tiers restant offrant une vue sur le décolleté de l’actrice. En dépit du mouvement, l’œil se concentre sur le corps de Raimunda et ne prête pas attention à un élément pourtant crucial de l’intrigue du film : c’est là la force du cinéma d’Almodóvar, qui entremêle la beauté de ses personnages féminins avec la violence qui les imprègne.
La malédiction de l’inceste
Car c’est à travers la forme d’une malédiction que le réalisateur choisit de traiter la question de l’inceste. Le viol intrafamilial est ainsi représenté comme quelque chose de cyclique, comme s’il se « transmettait ». Et ce, d’autant plus lorsque le mystère qui entoure la naissance de Paula est levé : à la fin du long-métrage, Raimunda révèle que l’adolescente est le fruit des viols commis par son père. Paula est donc à la fois sa fille et sa sœur.
À travers la tentative de viol – hors-champ – qui donne corps à l’intrigue du film, les crimes du passé semblent se confondre et se répéter avec ceux du présent. Le titre du film prend alors tout son sens : Raimunda, en revivant l’épreuve de son enfance à travers celle de sa fille, est continuellement ramenée à son passé. Par la suite, Almodóvar va même jusqu’à jouer sur la polysémie du verbe volver : alors que sa fille est encore traumatisée, Raimunda l’exhorte à ne pas vivre dans le passé, sans quoi toutes deux « deviendront folles », traduit en espagnol par « volver loca ».
La force des personnages féminins
Toutefois, Almodóvar se refuse à condamner ses personnages féminins. A contrario, il met sa mise en scène au service de leur reconquête du pouvoir. Déjà, en leur laissant le champ de sa caméra totalement libre – les hommes en sont éliminés progressivement. Ensuite, en filmant toujours le mouvement de leurs actions vers l’avant, afin d’en dégager un certain dynamisme. Et enfin, par l’utilisation d’une musique d’opérette qui contraste avec la gravité des événements. Le nettoyage de la scène de crime se transforme ainsi en ballet, aux airs d’opéra tragi-comique où les mouvements de serpillère sont réglés comme du papier à musique. En somme, nul besoin d’une bande-son dramatique : Raimunda et sa famille n’ont pas besoin que l’on s’apitoie sur leur sort.
Sa famille justement, se compose de deux autres femmes. Sa sœur, Sole (abréviation du prénom Soledad, qui signifie « solitude ») et sa mère Irene (Carmen Maura). Pedro Almodóvar introduit une troisième génération de femmes à l’écran en se raccrochant aux traditions et croyances de son enfance, en particulier celles liées à la mort. L’action de Volver prend place trois années après la mort des parents de Sole et Raimunda dans un incendie ; mais si la vie de Raimunda se retrouve chamboulée par le décès de Paco, Sole doit quant à elle faire face à la venue du « fantôme » de sa mère.
Entre la vie et la mort
En réalité, il n’a jamais été question de morts revenant à la vie – le réalisateur utilise les superstitions espagnoles et la force des rumeurs qui se répandent comme une traînée de poudre pour mieux revenir au fil rouge de son intrigue. Et ainsi révéler que le personnage d’Irene, loin d’être un fantôme, vit plutôt tel une morte-vivante dans un passé qui la hante. La raison ? La mère n’a jamais pu demander pardon à sa fille Raimunda pour n’avoir pas pris conscience des incestes commis par son mari.
À l’écran, ces allers et retours entre le passé et le présent, entre la vie et la mort sont symbolisés par les trajets en voiture – une Ford rouge – effectués d’un domicile à l’autre. De même, point d’orgue du film : alors que la mère se cache dans la voiture pour observer sa fille, celle-ci chante une chanson de son enfance, les larmes aux yeux et la gorge serrée par l’émotion, dont les paroles sont les suivantes :
J’ai peur d’affronter le passé qui, de nouveau, fait irruption dans ma vie.
« Volver », chanson interprétée par Estrella Morente.
J’ai peur des nuits qui, peuplées de souvenirs, enchaînent mes rêves.
De loin, Irene, rongée par le remords et rendue à moitié fantomatique, incarne ce souvenir tenace, jamais totalement disparu. Lorsqu’elle pleure dans la voiture, elle devient ce qu’elle-même n’a pas pu, pas su protéger.
Mentir, une preuve d’amour ?
Ces intrications entre différentes générations, leurs mensonges et leurs vérités apparaissent complexes ; et de l’autre côté de l’écran, le public navigue lui aussi à la frontière du rêve et de la réalité. En gagnant la confiance de Sole, Irene parvient à se retrouver face à Raimunda, à qui elle veut avouer sa vérité : trompée depuis plusieurs mois et apprenant l’inceste commis sur sa fille, c’est elle qui a provoqué l’incendie – tuant ainsi son mari et sa maîtresse.
Mais pour Raimunda, incarnée par une Penélope Cruz à fleur de peau, ce face à face sonne comme un nouvel affrontement avec un passé qu’elle tente d’enfouir chaque jour un peu plus. Maintenir les apparences coûte que coûte, y compris auprès de ses proches, s’avère mission impossible. Une fois de plus, le réalisateur espagnol démontre dans cette impasse toute l’inventivité de son scénario : il force une connexion entre les différentes générations, et fait tomber un par un les mensonges qui structurent chacun de ses personnages. Au fur et à mesure du film, les non-dits et double-sens s’accumulent dans un seul objectif : préserver l’autre et ne lui pas faire de mal.
De manière presque paradoxale, Almodóvar en profite pour montrer la solidarité féminine et la sororité qui lie les femmes de ce quartier madrilène. Sans demander d’explications, les amies et voisines de Raimunda l’aident à enfouir le frigo qui contient le corps de Paco, à reprendre un restaurant laissé à l’abandon. Et c’est en retraçant ces différentes trajectoires à l’écran, en les faisant s’entrecroiser, que Pedro Almodóvar parvient à dégager une impression d’unité et d’entraide, au sein même d’une société espagnole où, même s’ils ne sont pas présents à l’image, les hommes exercent une domination. Cette solidarité se traduit également dans les mouvements de caméra, précis au point de confiner à la géométrie, ce qui retranscrit une certaine harmonie à l’écran.
Volver, une tragédie des temps modernes
« J’en ai rêvé de ce moment » ; in fine, Carmen Maura partage l’écran avec Penélope Cruz, de nouveau en rouge, pour la scène de résolution. Dès lors, Raimunda redevient la petite fille qu’elle avait cessé d’être. Et Irene semble reprendre des responsabilités, après s’être libérée du fardeau de la culpabilité.
Dans cette perspective, la séquence d’ouverture de Volver trouve une tout autre résonnance et paraît préfigurer les deux heures du film : dans la Manche, Raimunda, Sole et Paula entretiennent la tombe de leur mère, comme le veut la tradition. Autour d’elles, seulement des femmes, endeuillées, qui s’affairent autour des stèles. Raimunda s’exécute de mauvaise grâce mais ne laisse rien paraître. Sole, naïve, ne pose pas de question, sourit ; elle tente de comprendre ce qu’il se passe. En cela, Sole représente un prolongement du spectateur à l’écran : elle est à l’écoute. Enfin, Paula, de son côté, ne dit mot, elle ne comprend pas. « Tu as les mêmes yeux que ton père », lui répète-t-on deux fois. La scène d’ouverture se mue en synthèse du film, et capture avec brio l’essence de ses protagonistes. Là aussi, le public a sous les yeux un élément capital du film mais l’ignore encore. Bouleversant.
Dans Volver, c’est à travers ce sens de la réalisation magistral que Pedro Almodóvar rend hommage aux femmes de son enfance. Elles sont désormais ses héroïnes. L’écriture à la fois authentique et délicate du personnage de Raimunda transcende son actrice principale – et bientôt fétiche – pour l’élever au rang de Madone, tragique par son destin mais noble dans ses agissements. Le tout, dans une Espagne surnaturelle, colorée et envoûtante qu’il filme comme un personnage à part entière. Volver devient alors une fresque des temps modernes, d’une beauté farouche et insaisissable. Belle, à en pleurer.
Volver est disponible en France sur Netflix.