CINÉMA

« La Jeune fille et les paysans » – Rébellion à l’huile

La Jeune fille et les paysans © Dominika Andrzejewska
La Jeune fille et les paysans © Dominika Andrzejewska

Après le succès de La Passion Van Gogh (2017), La Jeune fille et les paysans est la nouvelle création animée de DK et Hugh Welchman. Entre voltas survoltées et résistance croissante, le couple de cinéastes polonais adapte à l’écran et au pinceau, une histoire de femmes, de terre et de colère.

Pologne, XIXᵉ siècle. Jagna est jeune, belle, rêveuse et passionnée. Elle est en âge de se marier, mais fuit la perspective de mener la vie conventionnelle des femmes qui l’entourent. Pas par orgueil ou par prétention, mais plutôt avec pragmatisme et objectivité. À Lipce, son village, trois entités définissent le quotidien : les hommes, la nature et la religion. L’histoire de Jagna, de ces paysans et de ce village, c’est l’écrivain polonais Władysław Reymont qui l’a d’abord racontée dans Les Paysans (1904), une fresque romanesque de plus de mille pages récompensée par le prix Nobel de Littérature en 1924.

Une centaine d’années plus tard, l’artiste peintre et réalisatrice DK Welchman redécouvre ce texte mythique, inscrit au programme de tous les lycées polonais. Après des années à travailler sur Van Gogh, la cinéaste est profondément touchée par les figures féminines qui évoluent au cœur du roman de Reymont. Leur redonner vie au moyen de sa technique de prédilection, la peinture animée, résonne alors en elle comme une évidence. Au fil des plus de mille pages du roman, les évocations visuelles sont légion. Immédiatement convaincu, son mari Hugh la rejoint et, alliant leurs talents respectifs, le duo se lance dans ce nouveau pari.

Jagna (Kamila Urzedowska)
La Jeune fille et les paysans
© Kateryna Ocheredko

Une jeune fille et des conventions

Si le roman de Reymont dépeint en profondeur le monde rural polonais de la fin du XIXᵉ siècle, DK et Hugh Welchman prennent le parti de se concentrer sur l’évolution du personnage de Jagna. Sans faire abstraction de l’aspect social et économique qu’implique le fait de vivre de sa terre, les deux cinéastes mettent en avant la manière dont ces réalités influent précisément sur la vie de la jeune femme. Ce choix se justifie par l’importance de ce que Jagna représente pour la population de Lipce. Jalousée par un certain nombre de femmes, convoitée par autant d’hommes, protégée par sa mère, la jeune femme dépend malgré elle d’un système soigneusement roué. Un système qui oppose les châtelains aux paysans, les hommes aux femmes, les hommes entre eux et les femmes entre elles.

Si elle avait le choix, Jagna partagerait sans hésiter sa vie entre ses découpages méticuleux, qu’elle accroche aux murs en guise de décoration, et ses longues escapades dans la nature. Sensible à l’art et au grand air, Jagna tient viscéralement à sa liberté. Seulement, elle n’a pas le choix. Mêlant force et candeur, elle tente de résister au carcan qu’elle sent peser au-dessus d’elle et descendre d’une manière de plus en plus menaçante.

Bientôt, Maciej Boryna, le premier fermier, lui offre — entre autres biens — six arpents de ses terres… si elle accepte de l’épouser. Face à une telle opportunité, même la mère de Jagna se résigne. À Lipce, comme ailleurs, la terre est précieuse et se marchande ; une fois obtenue, elle se défend précautionneusement. Alors, la brave Dominikowa sert elle-même la vodka. Cet alcool qui réchauffe, scelle aussi les promesses d’alliances. Bridée de tous côtés, Jagna finit par y tremper ses lèvres. Avec amertume.

Mariage de Jagna (Kamila Urzedowska)
La Jeune fille et les paysans
© The Jokers

Éclosion

Tels les bourgeons qui naissent au printemps et qu’elle affectionne tant, Jagna tend malgré tout à éclore. Désormais mariée à Maciej, elle échappe un temps aux colportages. Son idylle de longue date avec le fils de ce dernier, Antek, ne lui apporte finalement que des désillusions. Du maire à son mari, de son amant à ceux qui la désirent, elle réalise ainsi qu’elle ne peut échapper ni aux hommes, ni aux conditions qu’ils posent sur ses habitudes et ses décisions. Elle se targue de n’avoir besoin de personne, mais, dans son monde, même les voltas se dansent à deux. Soit. S’il doit en être ainsi, Jagna décide malgré tout de garder la tête haute. Quoi qu’il en coûte, elle reste fidèle à ses principes.

La terre, cette terre qui fait l’objet de tant de convoitises — car elle assure, sans doute aucun, la subsistance — Jagna y voit autre chose. La terre, c’est la vie ; c’est le royaume de la faune et de la flore. S’inspirant en partie de grands peintres de l’époque, DK et Hugh Welchman mettent en valeur ces paysages par une technique hautement maîtrisée. À travers les yeux de la jeune femme, une palette foisonnante de couleurs et d’infimes détails se révèle alors. Jagna se sent plus que jamais vivante lorsque ses pieds foulent les champs. Ou, au choix, la piste de danse.

Au rythme des cornemuses, accordéons et autres violons d’une bande son magistrale signée Lukasz Rostkowski et fruit de références multiples — mention spéciale à l’enivrante Wole Wolta — Jagna se laisse ainsi porter. Sans plus s’arrêter, elle tourne encore et encore, pleinement maîtresse de sa sensualité et désireuse de plonger dans un vertige qui l’extrait de la réalité. Chaque pas, chaque mouvement, chaque main attrapée, puis relâchée, l’entraîne davantage dans cet univers artistique et intimiste dont elle seule a le secret et qui participe à la rendre réellement heureuse.

Danse durant la soirée de mariage
La Jeune fille et les paysans
© Malgorzata Kuznik

S’il rend hommage et illustre la vie paysanne d’il y a deux siècles, La Jeune fille et les paysans est avant tout un appel à la liberté. Le long-métrage porte un message résolument féministe. Au rythme des polkas, de la récolte du chou et des soirées passées au coin du feu, Jagna se détache des autres villageois. Jusqu’à la fin, la jeune femme met tout en œuvre pour s’extirper d’un conditionnement injuste. Faisant preuve d’une technicité brillante et intelligemment placée au service des mots du créateur premier de ce récit, DK et Hugh Welchman saluent la profondeur de sa perception des faits et y allient une modernité réfléchie. Une belle proposition, qui laisse à penser que l’animation pour adultes à de belles perspectives devant elle.

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