Présenté au Festival du Film Francophone d’Angoulême, Borgo est une histoire de fiction pénitentiaire, partie d’un fait divers non élucidé. Trois ans après La fille au bracelet, Stéphane Demoustier réactualise le questionnement judiciaire. Rencontre avec un réalisateur à la quête des mystères.
Publié le 4 septembre 2023 à 18:19, mis à jour le 18 avril 2024 à 14:02
Stéphane Demoustier entame sa carrière dans la production et la réalisation de documentaires, au sein du département architectural du ministère de la Culture. Il se consacre ensuite au cinéma, après une formation à l’Atelier Ludwigsburg-Paris, dépendant de la Fémis. Son long-métrage, La fille au bracelet, lui vaut, en 2021, le César de la meilleure adaptation. Il présente son nouveau film Borgo pour la première fois, au Festival du Film Francophone d’Angoulême 2023.
Borgo : pouvez-vous présenter le film et l’ampleur du projet ?
C’est l’histoire d’une femme surveillante pénitentiaire nommée en Corse qui, en très peu de temps, va se retrouver à la fois fascinée et instrumentalisée par le monde des voyous dans lequel elle se trouve immergée. La question que pose ce film, c’est : comment quelqu’un que rien ne prédestine à cela, peut, en quelques mois, être amené à frayer avec des gangsters ? Comment en arrive-t-on là ?
Je ne crois pas qu’il y ait de monstres. Ça ne veut pas dire que je donne raison aux personnages quand ils fautent — si on doit parler en termes sacrés — mais je peux comprendre qu’on en vienne à fauter. Donc ça m’intéressait d’explorer ce processus d’actions. C’est presque un mystère d’en arriver à ce que ce personnage fait. Je voulais parvenir à sonder ce mystère.
Avec La Fille au bracelet, votre série L’Opéra ou encore Borgo, il semblerait que le système judiciaire et la politique officieuse soient des sujets récurrents dans votre cinéma ? Comment est-ce que vous déterminez les thèmes abordés dans vos réalisations ?
J’ai du mal à établir une règle parce que les règles, elles nous échappent. C’est malgré soi, généralement, qu’on suit un chemin. La Fille au bracelet, c’est vraiment un film de procès. Là, Borgo, c’est un film de prison, ou un thriller, on pourrait dire. Dans les deux cas, je pense que j’aime bien partir du genre.
J’aime me servir du genre pour avoir la liberté, à l’intérieur du film, de questionner le monde dans lequel on vit, de questionner les grands sentiments qui parcourent les personnages, de questionner la condition humaine… J’emploie ce terme en toute modestie. Le film n’est pas là pour émettre des thèses, mais plutôt pour partager des questionnements. Et je trouve qu’à l’intérieur du genre, on a beaucoup de liberté pour faire ça. Le genre permet de structurer des films, d’avoir une dynamique narrative qui fait qu’on emporte le personnage d’un bout à l’autre. Mais à l’intérieur de ces intrigues, on peut cheminer et c’est ce qui me plaît.
Et pourquoi je m’intéresse à de telles histoires ? Parce que souvent, ça part de faits divers, que je transforme complètement et dont je m’éloigne. Ces faits divers me font me poser des questions auxquelles je n’ai pas de réponse. Alors, je fais le film, pour essayer, pas forcément de trouver des réponses ailleurs, mais de partager ces questionnements.
Cette histoire-ci est-elle bel et bien inspirée d’une histoire vraie ?
C’est inspiré d’un fait divers qui a eu lieu en Corse, où effectivement une matone a participé à un méfait, d’une manière que l’on pense semblable à celle du film. Dans le film, il y a des faits qui sont communs avec le fait divers, mais les personnages, eux, sont 100 % fictifs. Je n’ai pas fait d’enquête sur le fait divers. Et je ne traite pas du tout le monde des voyous dans mon film, c’est n’est pas là que se situe l’enjeu. Le personnage de la matone n’a rien à voir avec celui du fait divers non plus. J’ai inventé un personnage en me disant « Si moi, j’avais été cette matone, comment j’aurais réagi ? »
La volonté de filmer la Corse prédestinait-elle le film ? Ou est-ce ce fait divers qui vous y a amené ?
Le fait divers a lieu en Corse. C’est un territoire que je trouve assez fascinant, très cinématographique. J’avais un peu un faux complexe, je me disais « Il me faut une porte d’entrée pour faire un film en Corse ». Et finalement, ce qui était intéressant, c’est que dans l’histoire, c’est une non-Corse qui arrive sur l’île et qui n’en maîtrise pas les codes. Je dirais même que les codes, au contraire, lui échappent complètement. Et c’est dans ce monde, dont elle ne saisit pas les codes, qu’elle va se perdre et être manipulée.
Donc il y avait un point de vue que j’arrivais à épouser, puisque moi-même, en tant que continental, je me retrouvais un peu dans cette situation lorsque j’étais là-bas. La Corse, j’avais envie de la filmer, oui, mais tout comme j’aimerais filmer d’autres endroits. Ce n’était pas une obsession qui m’a fait arriver sur cette histoire-ci. J’ai beaucoup aimé transposer cette fiction dans ce paysage qui s’y prêtait si bien, ce lieu avec son caractère, son propre fonctionnement. Son côté insulaire lui confère une unité corse et une réalité corse qui sont différentes de celles du continent. Pour cette histoire, c’était un cadre idéal, oui.
On aurait pu s’attendre à un grand contraste entre la beauté des paysages et la dureté du monde pénitentiaire. Finalement, c’est étonnamment calme, même empreint d’une certaine complicité, on pourrait dire ?
La prison de Borgo a cette spécificité d’être un régime ouvert. Il y a une assez grande douceur, en tout cas apparente, au sein de la prison. Je me suis entretenu avec de nombreuses personnes ayant connu cette prison et son cadre. Les surveillants pénitentiaires, par exemple, me disaient « Borgo c’est la seule prison silencieuse ». Dans les autres prisons, les gens sont très agressifs, il y a tout le temps du bruit. Le surnom de Borgo c’est « l’hôpital » tellement c’est calme le soir.
On ressent dans le film une certaine individualité. Les détenus sont pris en considération un à un. Pas tellement comme un groupe de malfrats.
C’est l’un des enjeux du film en effet. Que cette Unité 2 , soit représentée comme un groupe, mais que dans ce groupe, on identifie des personnages. Donc même s’ils ont des partitions parfois plus ou moins ténues, je voulais qu’ils existent. C’est vrai que j’ai essayé de faire en sorte qu’on les voie. D’accorder une place à leurs individualités. Les personnifier au sein de ce groupe, qu’ils existent.
Le film s’est un temps appelé Ibiza, était-ce pour détourner du sujet de l’intrigue ?
Le film a eu plusieurs titres, dont celui d’ “Ibiza”, qui a du sens, lorsqu’on a vu le film. Borgo c’était un sujet délicat et il fallait l’amener avec diplomatie, c’est vrai. Mais on ne peut pas dire qu’on ait fait ce film sous couverture. Nous avons eu l’aide de la région corse, le scénario a circulé, on a tourné à Ajaccio, à la vue de tous. Le tournage ne s’est pas fait secrètement. Nous avons très bien été accueillis par les Corses qui ont participé au film et en toute transparence.
Il y a un plan dont il faut saluer la beauté : Hafsia Herzi filmée depuis la voiture, à travers la vitre du coffre.
C’est un plan que j’aime aussi beaucoup, merci. Parfois, on a des intuitions sur certains plans comme ça, presque plastiques. Je ne pourrais même pas le justifier narrativement ou intellectuellement. C’était une manière d’obtenir à la fois le bruit feutré de l’engin et la puissance qu’il suggère, face à elle, vulnérable et de plus en plus petite au milieu de ce décor.
Ce décor, le plan et la voiture qui s’éloigne illustrent très bien l’engrenage dans lequel elle est entrée, malgré elle. À quoi ressemble la suite Stéphane Demoustier ?
Je viens de tourner les quatre premiers épisodes d’une série Canal + qui sortira en 2024. C’est une sorte de thriller polar qui se tourne à Vitrolles dans les Bouches-du-Rhône. Je n’en suis pas l’auteur, seulement le réalisateur. En qualité d’auteur, j’ai un projet de film qui est en début de financement, sur l’architecte de la Grande Arche de La Défense. C’est l’histoire de ce Danois totalement inconnu qui a gagné un concours d’architecture et s’est trouvé parachuté à la tête d’un gigantesque chantier. Le film racontera aussi le basculement du début de l’ère mitterrandienne à une réalité plus dure, plus froide et plus libérale qui s’est finalement imposée en cours de quinquennat. Voilà. Merci !
Extrait du film, dont la date de sortie n’a pas encore été révélée.